Histoire de la consommation de viande chevaline

La consommation de viande chevaline, autrement nommée hippophagie, possède une histoire singulière au regard d’autres consommations de viande. Le statut symbolique de l’animal, autant que sa relation si particulière à l’homme, explique en partie le fait que l’hippophagie soit une pratique sans cesse questionnée à travers les époques. Nous proposons de parcourir succinctement les grandes périodes de l’histoire afin d’une part, de souligner l’existence immuable de l’hippophagie, et d’autre part, de mesurer l’importance des contextes sociaux et culturels, de leurs évolutions et mutations, dans l’acceptation ou le rejet de cette pratique.

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par Arnaud LAMY - Céline VIAL-PION - | 30.03.2020 |
Niveau de technicité :
Cheval percheron au pré
Sommaire

Préhistoire (jusqu’en -3000) : des chevaux chassés pour leur viande

Avant d’être domestiqués, il y a environ six mille ans, les chevaux sauvages étaient chassés par nos ancêtres préhistoriques dans le but de consommer leur viande. Des éléments attestant de cette consommation ont ainsi été retrouvés en Europe, dans le Proche- et Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie du sud-est. Suite à la domestication, la consommation de viande de cheval semble s’être maintenue sur des terres de prairies, de l’Europe centrale à l’Asie intérieure, ainsi qu’auprès de civilisations pastorales et nomades dont la vie s’est centrée de façon atypique autour des chevaux, domestiques et sauvages.

Antiquité (-3000 à 476) : premières apparitions de freins symboliques à la consommation de viande chevaline

Suivant les régions du monde, la consommation de viande de cheval s’est parfois progressivement minorée ou arrêtée, pour des raisons principalement symboliques, d’ordre religieux, social ou culturel.

En accordant à l’animal une forte valeur, à la fois symbolique et économique, les civilisations grecques et romaines ont particulièrement rejeté la consommation de viande chevaline. A cette même époque, l’hippophagie subsiste néanmoins dans l’ensemble de l’Europe du nord et du nord-ouest, allant de la Gaule à la Scandinavie. Cette consommation n’est toutefois pas coutumière, le cheval n’étant pas élevé pour sa viande, et repose donc plus sur un acte opportuniste lié par exemple à l’abattage d’un animal âgé.

L’influence de la civilisation gréco-romaine a alors progressé depuis le bassin méditerranéen vers une grande partie du continent européen, entraînant une diffusion de valeurs sociales, politiques, philosophiques, scientifiques ou encore culturelles, dont l’attitude négative envers l’hippophagie.

Moyen Âge (476 à 1492) : une consommation de viande de cheval immorale

Durant le Moyen Âge, la consommation de viande chevaline continue progressivement à se marginaliser. L’Eglise chrétienne influence fortement les croyances et les pratiques de cette époque. Si celle-ci n’interdit pas au sens strict la consommation de viande de cheval, un pape, Grégoire III (731-741), condamne l’hippophagie au milieu du Moyen Âge, afin de distinguer le comportement des chrétiens des pratiques des peuples païens, non convertis au christianisme. Si la proscription religieuse s’est ensuite perdue, l’attitude négative vis-à-vis de la consommation de viande de cheval a demeuré. La pratique s’inscrit alors dans l’inavouable, se consommant durant des phases de famine, et se vit comme une régression. Au cœur de la société féodale, le cheval devient un animal particulièrement important : auprès de la noblesse, à travers l’essor de la chevalerie, et auprès de la paysannerie, pour son rôle utilitaire dans la production agricole. Progressivement, la consommation de viande de cheval prend donc une tournure immorale, voire honteuse.

Epoque moderne (1492 à 1789) : une prohibition institutionnelle

La Renaissance se caractérise par la redécouverte des cultures antiques gréco-romaines et de leurs traditions. Les régions méditerranéennes exercent toujours une domination culturelle sur le reste de l’Europe ; le royaume de France mime alors les pratiques alimentaires de ces régions, et l’exclusion de la viande de cheval est coutumière. Sous les règnes de Louis XIII (1639), Louis XV (1735, 1739, 1762) et Louis XVI (1780), plusieurs décrets royaux institutionnalisent et renforcent la prohibition autour de la viande chevaline. Ces bannissements sont en partie motivés par des doutes subsistants en termes d’hygiène et de salubrité concernant la viande de cheval. De la même façon qu’au Moyen Âge, l’hippophagie subsiste néanmoins à l’occasion d’épisodes contraignants, comme des guerres ou des famines. La viande de cheval fait aussi l’objet de tromperies et de commerces frauduleux, en la transformant ou en la faisant passer pour une viande de gibier.

Le tournant du XIXème siècle : développement de l’hippophagie en France

la consommation de viande chevaline de la préhistoire aux 19ème siècle


Entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle, différentes crises ont conduit à la consommation de viande de cheval. Les craintes concernant la salubrité de cette chair animale sont progressivement remises en cause. A cette même époque, certaines nations européennes voisines, comme l’Allemagne ou la Belgique, franchissent le pas de la légalisation de la consommation de viande chevaline.

Deux acteurs clés dans le développement de l’hippophagie en France

En France, une partie de la communauté médicale et scientifique de l’époque se positionne en faveur de l’hippophagie. Parmi elle, deux acteurs occupent un rôle prépondérant dans l’acceptation puis le développement de la pratique. Le premier, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861), est administrateur et professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le second, Emile Decroix (1821-1901), est chef vétérinaire auprès de l’armée française, puis directeur de l’Ecole Nationale Vétérinaire de Maison-Alfort, et a présidé la Société Protectrice des Animaux (SPA).

Geoffroy Saint-Hilaire a dans un premier temps démontré l’innocuité de la viande de cheval. En apportant la preuve que cette viande est sûre, saine et nutritive, il souhaite par la suite faire démocratiser cette viande particulière auprès de certaines couches de la population. Il considère ainsi le rebus de viande chevaline comme un gâchis et cherche à promouvoir l’idée que cette viande pourrait constituer un apport nutritif et protéique à moindre coût auprès des couches sociales populaires et ouvrières, faiblement consommatrices de viande. Geoffroy Saint-Hilaire multiplie les présentations et propose la viande de cheval au cours de banquets afin de la faire connaître.

Emile Decroix, à la suite de Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, prend à son tour le parti de la cause de l’hippophagie. Ce dernier adjoint aux précédents arguments envers l’hippophagie une dimension éthique. Vétérinaire militaire de carrière, Decroix voit dans l’abattage des chevaux un sort plus favorable que le destin des chevaux âgés ou ayant perdu leur utilité comme force de travail. Au cours des années 1864-1865, Decroix fonde le Comité pour la propagation de la viande de cheval et entreprend une distribution gratuite hebdomadaire de viande de cheval, auprès des nécessiteux.

 Caricatures tirées de l’article de Sandras-Fraysse (2009)


Le long combat mené par les partisans de l’hippophagie face à leurs opposants prend fin en 1866, par la légalisation de la consommation de viande de cheval pour l’alimentation humaine. Dès lors, le commerce autour de la viande de cheval se met en place, par l’ouverture de boucheries chevalines. Ces dernières se développent en marge des boucheries traditionnelles et n’ont l’autorisation de vendre que de la viande de cheval.

Le XXème siècle (1900 à nos jours) : sommet et chute de la consommation de viande chevaline

Frise chronologique sur la consommation de viande chevaline depuis la préhistoire à nos jours


Début XXème : apogée de l’hippophagie en France

Entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, la consommation de viande de cheval se trouve à son apogée en France. La pratique s’ancre de façon durable dans les conduites alimentaires des habitants du bassin parisien, du nord et du centre de la France, en particulier dans les zones urbaines et chez les couches populaires et moyennes.

Dans la lutte contre de nombreuses maladies comme la tuberculose, la sphère médicale du début du siècle dernier conseille la consommation de chair animale pour les propriétés supposées du sang. Les prescriptions et les recommandations de consommation de viande de cheval croissent rapidement. Le nombre de boucheries chevalines augmente considérablement dans Paris et s’étend aux grandes villes de province. A partir de l’année 1904, l’importation de chevaux devient nécessaire pour répondre à cette demande. En 1913, le nombre de boucheries chevalines atteint son sommet, où plus de 300 boucheries sont recensées.

Fin XXème : évolution du statut du cheval et baisse de la consommation de sa viande

Le climat favorable à l’hippophagie s’estompe cependant durant la seconde moitié du XXème siècle. L’évolution des sciences médicales conduit à limiter la promotion de la viande de cheval pour ses effets « santé ». De plus, plusieurs crises sanitaires liés à la salmonellose (1967) ou à la trichinose (entre 1975 et 2000) affaiblissent symboliquement la sureté de la consommation de viande de cheval.

Le statut du cheval a également considérablement évolué au cours du XXème siècle, passant d’un animal de travail (transport, labour…) à l’animal domestique, de sport et loisirs. Le rapport homme-cheval se sentimentalise. Dès lors, les associations de protection animale, autrefois défenseures de l’hippophagie, changent de position.

Economiquement, l’accès à la viande s’est démocratisé. Si le prix de la viande de bœuf a diminué, la rendant disponible à toutes les couches de la population, le prix de la viande de cheval a quant à lui augmenté. Sur le plan de la distribution, les possibilités d’approvisionnement s’amenuisent par la disparition des boucheries chevalines sur l’ensemble du territoire, lié à un déficit d’intérêt pour la profession de boucher.

Dans la dernière décennie, le secteur de la viande chevaline a été marqué par le scandale de 2013, se caractérisant par une fraude internationale ayant fait passer de la viande chevaline pour de la viande bovine. Les conséquences à court terme ont été positives pour la filière, en lien avec une redécouverte du produit auprès de certains consommateurs. Cependant, les conséquences négatives à long terme sont à considérer, le produit étant désormais associé symboliquement au scandale. Les plus récentes données témoignent ainsi d’une baisse continue de la consommation.

En savoir plus sur nos auteurs
  • Arnaud LAMY Ingénieur d'études - INRAE, Montpellier SupAgro
  • Céline VIAL-PION Ingénieur de recherche - IFCE
Bibliographie
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Date d'édition: 12 05 2020