Analyses multi-enjeux et dynamiques socio-économiques des systèmes de production avec légumineuses
Marie-Benoît Magrini, Alban Thomas, Anne Schneider
Les différents atouts agronomiques et environnementaux étayés au fil des précédents chapitres justifieraient une plus grande importance de ces espèces dans les rotations. Les propriétés nutritionnelles de ces espèces, tant pour l’alimentation animale qu’humaine, renforcent aussi l’intérêt pour leurs usages dans notre système d’alimentation. Pour autant, force est de constater que, malgré un certain nombre d’aides publiques et de périodes plus fastes pour certaines espèces, la production de légumineuses continue de diminuer en France, et plus largement eu Europe (chapitre 1). Alors que dans d’autres pays occidentaux, comme le Canada, cette production a connu un renouveau important sur les deux dernières décennies. La priorité donnée aux céréales dans le développement agricole et commercial depuis les années 1950, ainsi que l’intensification et la spécialisation de la production agricole (Stoate et al., 2001, 2009) et agro-industrielle (Meynard et al., 2013) françaises contribuent à expliquer la marginalisation des légumineuses dans nos systèmes de production, à l’amont comme à l’aval des filières. Un certain nombre de mécanismes économiques et sociaux peuvent expliquer cette situation qualifiée par les économistes de « verrouillage technologique » : si différents avantages économiques ou environnementaux conduiraient à introduire plus de légumineuses dans les systèmes, ce changement ne s’opère pourtant pas dans les pratiques de production et la tendance reste à la baisse des surfaces.
À partir de différents cas d’études, ce chapitre vise à évaluer les légumineuses par des approches systémiques, en considérant conjointement plusieurs dimensions de la durabilité, à analyser les freins socio-économiques à leur production et à proposer différents leviers qu’il conviendrait de mobiliser simultanément pour aider au déverrouillage du système de production actuel pour insérer plus de légumineuses. L’accent est ici mis sur les légumineuses produites comme cultures de rente, mais nombre de considérations analysées dans ce chapitre peuvent s’appliquer aux légumineuses cultivées comme plante de service. La première partie s’intéresse aux systèmes de production amont, à l’échelle de l’exploitation agricole dans sa diversité (des systèmes de grandes cultures aux exploitations d’élevage). Elle met notamment en évidence la faisabilité de conjuguer performance économique et environnementale dans des systèmes incluant des légumineuses, au regard de la disjonction avec les pratiques actuelles. Cette disjonction observée souligne l’influence prédominante du contexte économique à court terme sur le choix de l’agriculteur, de la perception du risque (agronomique et économique), ainsi que des orientations des acteurs territoriaux qui leur apportent conseils et logistique (collecteurs, industriels acheteurs, décideurs régionaux, etc.). La deuxième partie analyse, dans une perspective historique, les grandes dynamiques socio-économiques et technologiques qui ont impacté les différentes filières commerciales de production, en étudiant l’influence des politiques publiques agricoles jusqu’à aujourd’hui sur les filières de l’alimentation animale, des aliments concentrés et du secteur des fourrages, ainsi que sur les filières de l’alimentation humaine (de la consommation des graines entières aux ingrédients fonctionnels). Elle met en exergue le mécanisme de rendements croissants d’adoption pour expliquer pourquoi le système de production actuel tend à marginaliser ces espèces. Ce panorama d’évolution des filières et des forces de marché aboutit à la troisième partie axée sur les leviers socio-économiques mobilisables pour développer les légumineuses dans les systèmes de production. Des outils de régulation du marché aux rôles des débouchés, cette partie insiste sur les dispositifs de coordination pour fédérer les acteurs sur des choix productifs en faveur des légumineuses, au travers de différentes modalités de qualification de la valeur environnementale et/ou commerciale de ces espèces, et ce dans une perspective de rendre les intérêts des acteurs convergents de l’amont à l’aval des filières.
Les enjeux du développement durable nécessitent d’appréhender les systèmes de production agricole de manière intégrée, permettant d’analyser conjointement les dimensions économiques, environnementales et sociales, et également de confronter différentes échelles d’analyse révélant la perception des acteurs. Cette partie propose de revenir sur les enseignements majeurs de ces approches intégrées à partir d’une synthèse de différentes études contextualisées pour en retirer la généricité.
En premier, nous reviendrons sur les enjeux comptables dans l’évaluation de la performance des exploitations. Nous rappellerons que les analyses économiques des exploitations agricoles se basent le plus souvent sur les marges comptables annuelles des différentes cultures et ateliers animaux. Or, c’est une échelle temporelle plus large qui permet d’intégrer les effets liés à la rotation, en prenant en compte les interactions entre les composantes de la succession culturale dans l’espace et dans le temps (chapitre 3). C’est donc à l’échelle du système de production agricole que l’on peut mesurer le gain économique lié à l’insertion de légumineuses, comme le montrent plusieurs cas d’étude ; ceci souligne l’importance de passer d’une comptabilité analytique annuelle à une comptabilité de gestion interannuelle pour mieux appréhender l’intérêt d’un changement de pratiques et de système.
De plus, les performances agronomiques (qui se traduisent aussi en termes économiques) sont aussi corrélées aux possibles fuites de polluants vers l’environnement (chapitre 6). Les démarches multicritères pour l’évaluation environnementale permettent d’éviter les transferts de pollution qui se produisent lorsque l’amélioration d’un seul critère augmente un autre type de pollution environnementale. L’évaluation « multi-dimensions », en prenant simultanément en compte les trois piliers de la durabilité, permet de mieux croiser les intérêts des différents acteurs d’un territoire (citoyen consommateur et soucieux de l’environnement, producteur et industriel, autres acteurs du développement régional) afin de juger de l’adéquation d’un système face à des enjeux concomitants. Par ailleurs, si ces analyses sont souvent établies à partir d’études de cas en grandes cultures, ce cadre d’analyse se modifie pour des exploitations d’élevage où la valeur de la légumineuse est renforcée par sa contribution protéique à l’autonomie alimentaire de l’élevage ou de la région. Pour autant, là aussi, la diminution des exploitations de type polyculture-élevage et le recours croissant des systèmes d’élevage aux marchés des matières premières interrogent sur les bénéfices escomptés et sur la prise de décision des agriculteurs pour les légumineuses.
Enfin, la décision de l’agriculteur, largement influencée par les acteurs du monde agricole qui l’entoure (collecteurs acheteurs, collectivités), doit intégrer une complexité de composantes et elle est tout spécialement impactée par la perception du risque des uns et des autres, et la plus ou moins grande prise en compte des coûts cachés.
La performance économique d’une production agricole peut être analysée comme le résultat d’une combinaison de plusieurs facteurs de production que l’agriculteur doit assembler pour parvenir à un objectif (ou plutôt plusieurs objectifs liés au choix des volumes et des qualités des productions visées, des types de pratiques culturales…). Certains de ces facteurs de production sont externes à l’agriculteur, tels que le potentiel pédologique de la parcelle et les conditions climatiques tout au long du cycle d’une année, d’autres endogènes sont plus ou moins fixes (surface agricole, matériels investis…) ou variables (main-d’œuvre, produits phytosanitaires, outils d’aide à la décision et compétences externes…), d’autres encore relèvent de l’exploitant lui-même (compétences…). Il est important de comprendre l’ensemble de ce schéma décisionnel pour accompagner un changement de pratique. La manière dont l’agriculteur recueille et analyse les données qui se présentent à lui (les économistes parleront du type de rationalité mise en œuvre) a notamment un impact fort sur les décisions retenues.
En systèmes de grandes cultures, la marge à la culture est l’indicateur le plus utilisé pour les évaluations économiques des productions végétales. La marge à la culture des protéagineux est souvent la plus faible des marges des grandes cultures dans un système et un contexte donné, ce qui peut amener à estimer que ce type de culture n’est pas rentable ou pas compétitif. Avec ce raisonnement, seuls les acteurs conscients de l’intérêt agronomique et économique des légumineuses pour le système (apport d’azote symbiotique, augmentation des rendements des cultures suivantes, baisse des produits phytosanitaires grâce à la diversification, etc.) choisissent d’intégrer les protéagineux dans leurs rotations culturales. Ainsi, la décision de l’agriculteur change si l’évaluation du système va jusqu’à la marge rotationnelle, c’est-à-dire le cumul des marges des cultures de la succession, après avoir optimisé l’itinéraire technique de chaque culture selon son précédent et le type de succession. Les marges de chaque culture prennent alors en compte la valeur des interactions agronomiques des cultures successives, c’est-à-dire l’impact d’un précédent sur les performances et les itinéraires techniques (donc les charges) des cultures qui suivent. La hiérarchie des meilleures marges change en regardant les « cultures assolées » (c’est-à-dire selon son précédent) (figure 7.1).
Figure 7.1. Principe de la comparaison de marges semi-directes de différentes cultures et de différentes cultures a minima selon leurs précédents (dans deux contextes de prix) : le fait de considérer la marge d’une culture assolée change l’analyse et est un préalable pour une marge rotationnelle, indicateur pertinent dans la comparaison des successions et assolements.
À l’échelle de la rotation (et donc indirectement de l’assolement), on constate souvent que le fait d’inclure un protéagineux (toute chose étant égale par ailleurs, notamment pour le machinisme) résulte dans une succession culturale qui comprend des cultures à meilleure marge (rendement plus élevé et charges réduites sur les cultures qui suivent le protéagineux) et dégage donc un profit qui est équivalent ou supérieur à celui de la succession sans protéagineux.
Ces considérations sont valables quels que soient le mode et le système de production considéré dans les analyses économiques, comme démontré par les divers cas ci-après. Leur importance est même renforcée dans les systèmes à faibles intrants où, pour exprimer de bonnes performances, la prise en compte des mécanismes agronomiques et écologiques est encore plus cruciale que dans les systèmes plus intensifs pilotés par les intrants.
On observe une convergence des évaluations économiques des systèmes avec protéagineux, que ce soit dans des réseaux expérimentaux, des cas types représentatifs de différentes régions françaises (voir ci-dessous) mais aussi dans des échantillons de fermes réelles (annexes A1, A2, A3, A4, A5). Ces études montrent d’abord que l’aide publique à la production de ces cultures, qui existe en France pour plusieurs espèces de légumineuses (chapitre 1), est nécessaire dans le contexte agricole actuel, même si ce n’est pas toujours suffisant. Elle peut être suffisante si sont bien réfléchis le choix du protéagineux selon son potentiel régional (espèce et type hiver ou printemps), son positionnement dans la succession (ordre et nombre des cultures) et l’adaptation des intrants a minima sur la culture suivante (si ce n’est sur l’ensemble des cultures de la succession). Le montant total de l’aide peut parfois être très incitatif si le système de production intègre des objectifs environnementaux, qui permettent d’accéder à des incitations financières supplémentaires à l’aide de base (MAE notamment).
Dans les contextes récents et à venir (de 2005 à 2020[66]) qui incluent une aide couplée à la production de protéagineux, soja et luzerne (aides du premier pilier de la PAC : voir chapitre 1), faire évoluer la composition de la rotation courte colza-blé-orge ou des rotations des systèmes céréaliers à forte proportion de céréales en introduisant un protéagineux comme le pois en plus des cultures existantes s’avère une alternative qui ne dégrade en général pas la performance économique du système, en moyenne sur l’ensemble des années de la rotation ou sur l’assolement qui reflète souvent la succession. En revanche, un investissement initial (en temps notamment) est nécessaire, car les agriculteurs doivent alors gérer plus de cultures et intégrer des notions nouvelles (ou différentes) par rapport au système de culture basé sur un nombre restreint d’espèces qui sont pilotées avant tout par l’application d’intrants.
Comme démontré par des études de cas types (collectif, 2011 ; Carrouée et al., 2012), les rotations alternatives avec pois comme culture supplémentaire (et non en remplacement d’une autre) ont systématiquement une performance économique à peu près équivalente, voire légèrement ou plus franchement améliorée, par rapport aux rotations majoritairement observées. Ceci se constate dans les différentes régions céréalières de la moitié Nord de la France (tableau 7.1). La performance économique de la succession culturale est plus franchement améliorée si le pois est inséré entre deux blés, elle est mitigée si le pois est inséré avant le colza lorsque le témoin est une rotation courte type colza-blé-orge, et elle est réduite si on remplace un colza une fois sur deux par du pois dans ces rotations colza-blé-orge.
Soulignons cependant que seuls les effets précédents à court terme (sur culture suivante) ont été ici pris en compte dans les performances économiques, et que les réductions de charges « herbicide » à terme avec la diversification de la rotation n’ont pas été intégrées (car difficiles à chiffrer de façon fiable en analyse a priori). Or ce sont des impasses techniques telles que les résistances aux herbicides auxquelles sont confrontés aujourd’hui de plus en plus d’agriculteurs pratiquant les rotations courtes de type colza-blé-orge.
Tableau 7.1. Effet de l’introduction du pois sur la marge semi-directe (MSD) comparativement à des rotations de référence sans pois dans plusieurs régions et contextes économiques : écart de marge avec pois (en €/ha/an) et pourcentage du témoin respectif (entre parenthèses). Source : étude de 2010, Casdar 7-175.
Insertion du pois entre 2 blés (1/5 ans) | Insertion du pois devant le colza 1 fois sur 2 (1/7 ans) | Remplacement de l’orge par du pois 1 fois sur 2 (1/6 ans) | ||||
Rotation | C-B-(P)-B-O | C-B-O-(P)-C-B-O | C-B-C (ou P)-C-B-O | |||
Contexte | C1 | C2 | C1 | C2 | C1 | C2 |
Beauce (avec orge pr., pois hiver et blé dur) | + 14 (+ 2,9 %) | + 35 (+ 3,7 %) | - 1 | + 5 (0,5 %) | + 2 | - 9 (1 %) |
Thymerais (avec orge br. d’hiver et pois d’hiver)a | 0 | + 14 (1,5 %) | - 16 (3,3 %) | - 3 (2,4 %) | - 11 (2,4 %) | + 4 (2,4 %) |
Bourgogne (avec orge br. d’hiver et pois d’hiver) | + 21 (+ 6 %) | + 32 (4,2 %) | - 2 | 0 | -3 | - 1 |
Plateau lorrain (avec orge four et pois pr.) | + 22 (+ 6 %) | + 44 (+ 5,6 %) | + 9 (2,3 %) | + 21 (2,6 %) | + 12 (3 %) | + 29 (3,6 %) |
a Thymerais : remplacement de l’orge d’hiver par de l’orge de printemps lorsque le pois est inséré avant le colza.
C1 : contexte de prix « moyens » (moyenne 2005-2009), blé à 126 €/t et pois à 150 €/t.
C2 : contexte de prix « élevés » (prévisions à l’époque pour 2010-2011), blé à 200 €/t et pois à 225 €/t.
MSD = MB – charges variables spécifiques = (Rendement × Prix) + Indemnités* – Intrants – Assurances – Charges de mécanisation variables par année culturale – Travaux par tiers.
* Aide existante à la culture de pois, c’est-à-dire d’un montant total entre 100 et 200 €/ha sur cette période.
Les fonds de chaque case soulignent l’écart par rapport au témoin : gris foncé, écart supérieur à + 5 % ; gris clair, entre + 3 et 5 % ; blanc, entre - 3 % et + 3 % ; en gras, supérieur à - 3 %.
Dans cette étude, l’analyse de sensibilité sur les éléments du contexte souligne les atouts plus marqués de la culture de pois dans le cas où l’on peut insérer du pois d’hiver, dont les charges sont moindres que le pois de printemps. Cependant, les conclusions précédentes sont très stables quels que soient les contextes de prix de vente des grains. Ceci est confirmé par la remise à jour de cette étude par l’Unip avec des données prix et rendements moyens de 2009 à 2013 avec le pois d’hiver en région Centre.
Pour les impacts potentiels sur l’environnement, l’ensemble des systèmes évalués ci-dessus sur le plan économique ont montré également des réductions significatives sur une série de critères d’impacts environnementaux, sans dégrader les autres, que ce soit via des ACV (voir tableau 6.3 et annexe A8) (Nemecek et al., 2015) ou par l’outil CRITER.
En termes de liens avec les autres acteurs socio-économiques, il est à souligner que l’insertion d’une culture protéagineuse devant un blé ou un colza permet de cumuler les intérêts agronomiques et économiques avec une moindre perturbation de l’équilibre des filières locales (par rapport au cas de la substitution d’une autre culture par un protéagineux), en rajoutant essentiellement une matière première qui est par ailleurs utilisable pour différents débouchés.
De plus, en dehors des conduites de culture conventionnelles, les cas d’étude menés avec des conduites à dose azotée réduite et/ou à IFT hors herbicide réduit confirment que, dans le cadre de plafonnement des intrants d’un système, les protéagineux sont un outil clé pour une meilleure gestion de l’azote des rotations et assolements (Carrouée et al., 2012), et tout particulièrement avec des cultures associées (encadré 6.4).
Une étude régionale en Bourgogne[67] chez 15 agriculteurs (annexe A4) tend à conforter les résultats précédents. À partir de l’assolement, des interventions culturales et des rendements des différentes parcelles avec un historique de 2 à 5 ans, 27 systèmes de culture comprenant du pois (hiver ou printemps) et du soja ont été identifiés et évalués. Les résultats montrent que la rentabilité économique reste égale entre systèmes de culture avec ou sans pois ou soja, quel que soit le scénario de prix des productions, des engrais ou des produits phytosanitaires (Duc et al., 2010).
Dans le cas du soja, une autre analyse multicritère (Parachini, 2013 ; annexe A5) a été menée dans des exploitations contrastées du Sud-Ouest de la France pour quantifier les atouts environnementaux de la culture du soja (sobriété en émissions de GES et en utilisation de produits phytosanitaires) et analyser leur compétitivité. Elle montre que la culture de légumineuses (soja sec ou irrigué et luzerne) peut tout à la fois permettre de diminuer les émissions de GES des systèmes de culture orientés en grandes cultures (d’autant plus que la proportion de légumineuses est grande, et que le soja est non irrigué) tout en maintenant des résultats économiques satisfaisants pour l’exploitation agricole. Dans les contextes irrigués, le maïs ayant un rendement record, le soja ne devient compétitif que dans le cas d’un soutien via la mesure agroenvironnementale territorialisée MAET « IRRLEG »[68]. En revanche, dans des situations hydriques contraintes, le soja devient compétitif par rapport au maïs même sans attribution de prime. Ces résultats (figure 7.2) sont cohérents avec des simulations réalisées par ailleurs (Deumier et al., 2012) qui montrent que sous l’effet d’une contrainte hydrique croissante, les exploitations au sein de 3 collectifs d’irrigants de Midi-Pyrénées diminuent leur sole de maïs grain (pour maintenir le niveau d’irrigation optimum), et incorporent des cultures de diversification comme le soja (de 20 à 25 %) qui valorise mieux une irrigation contrainte.
Par ailleurs, cette étude Cetiom montre que, dans le contexte de prix 2012 (un prix de vente du soja à 500 €/t et un rapport de 2,3 environ avec le prix de vente du maïs), il y a des situations où le soja irrigué est la culture de printemps la plus rentable et où le soja sec est également intéressant. Bien qu’exceptionnel jusqu’à présent, ce contexte de prix favorable au soja (prix du soja historiquement élevé et rapport élevé avec le prix du maïs) pourrait se répéter du fait de la tension sur l’approvisionnement en protéines (le ratio de prix soja/maïs a atteint 3 en 2013). Il sera d’autant plus favorable au soja si la tendance à la hausse du prix des intrants agricoles se maintient.
Figure 7.2. Compétitivité maïs/soja en 2012 dans deux exploitations contrastées de par leur disponibilité en eau.
Démontrer la faisabilité de l’introduction de légumineuses dans un système de culture économiquement performant est crucial. Conduire ces évaluations a posteriori sur un nombre significatif d’exploitations agricoles existantes est certainement plus démonstratif que les analyses de quelques fermes ou les études réalisées par expertise, même si celles-ci sont solidement ancrées sur des données régionales comme dans le cas des analyses précédentes.
Plusieurs études multi-dimensionnelles ont été menées sur des échantillons d’exploitations agricoles françaises, de façon indépendante et avec des approches et méthodes complémentaires, entre 2007 et 2012. Elles étaient menées avec leurs objectifs propres (groupes liés à Ecophyto 2018 ou cas de groupes cherchant à suivre des cahiers des charges environnementaux liés à des MAE), mais elles ont l’intérêt d’avoir collecté un grand nombre de données. Or, en examinant ces données sous l’angle présence ou non de légumineuses, on observe des différences significatives.
Comme ces analyses sont traitées sur les trois dimensions de la durabilité, elles sont détaillées ci-après, mais sur le plan économique, un enseignement commun en ressort : parmi l’hétérogénéité des performances économiques au sein d’un même territoire, il est possible de trouver des exploitations agricoles qui ont des résultats économiques très satisfaisants avec des systèmes de culture incluant des légumineuses (couvrant des cas protéagineux, soja ou luzerne). La diversité de situations nécessite de prendre en compte la spécificité des exploitations agricoles. On peut cependant constater que le profil des exploitants les plus performants est souvent celui d’agriculteurs innovants qui se sont appropriés la maîtrise de ces cultures à bas intrants et qui ont opté pour des objectifs de production donnant la priorité à la durabilité du système de culture dans le temps et au respect de l’environnement.
Si une approche multicritère permet de mieux intégrer les différents impacts environnementaux, considérer une approche multi-enjeux permet de couvrir les trois piliers de la durabilité pour appréhender les différentes raisons d’insertion de légumineuses dans les systèmes. Les considérations environnementales sont aujourd’hui de plus en plus prégnantes dans la société, notamment la nécessité d’une réduction des pollutions diffuses. Celles-ci ne font pas l’objet d’évaluation comptable dans les analyses qui sont centrées sur les marges. Mais leur prise en compte peut infléchir les choix de l’agriculteur dans une approche visant la double performance économique et environnementale. Dans le cadre des actions visant une réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, des études indépendantes portant sur des fermes existantes ou des réseaux expérimentaux, pour différents systèmes et dans différents contextes pédoclimatiques, ont mis en avant le fait que des systèmes de culture avec légumineuses faisaient partie des systèmes permettant d’atteindre les objectifs environnementaux de réduction de l’utilisation et des impacts des produits phytosanitaires, pouvant s’accompagner, là aussi, d’une évaluation économique positive.
Au sein du réseau du RMT Systèmes de culture innovants (qui est structuré depuis 2007 avec 44 dispositifs expérimentaux sur lesquels sont expérimentés 70 systèmes de culture) (Deytieux et al., 2012), quatre systèmes de culture en production intégrée comprennent des légumineuses annuelles (soja, féverole de printemps et d’hiver, pois d’hiver) :
Époisses S4 sans betterave (21) (argiles profondes) : soja-blé-orge printemps-colza-blé-triticale ;
Époisses S4 (21) (argiles profondes) : féverole hiver-tournesol-blé-colza-blé-betterave sucrière-orge printemps ;
La Brosse (89) (argilo-calcaires superficiels) : pois hiver-colza-blé-orge hiver-(Cipan)-chanvre-blé-(moutarde)-orge printemps ;
Brie Compte Robert (77) (limons argileux profonds) : féverole printemps-(repousses)-blé-(repousses)-colza-(repousses)-blé-moutarde-orge printemps.
L’analyse multicritère des performances de ces systèmes a été faite selon la méthodologie en 6 étapes commune au sein du RMT (Petit et al., 2012 ; www.systemesdecultureinnovants.org ). Les résultats mettent en avant des gains environnementaux importants de l’insertion de légumineuses dans les rotations, tout en maintenant une marge semi-nette au moins équivalente au système de référence sans légumineuse (figure 7.3) :
une amélioration systématique des performances énergétiques, avec une réduction des consommations de 20 à 40 % et une amélioration de l’efficience de 10 à 50 % ;
une réduction systématique des pertes de nitrate par lessivage jusqu’à 20 %, et des émissions de N2O jusqu’à 50 % ;
une réduction de 40 % ou plus de l’IFT et de l’impact des phytosanitaires dans les milieux considérés.
Figure 7.3. Performances de systèmes de grande culture avec légumineuses en production intégrée (réseau expérimental du RMT Systèmes de culture innovants).
Le réseau FermEcophyto 2010, qui comprenait 124 exploitations en cultures arables dont 41 % avec légumineuses, a permis d’évaluer entre autres plusieurs systèmes de culture avec légumineuse (36 avec des annuelles, 6 avec de la luzerne, 10 avec des prairies mixtes). En regardant la distribution des systèmes selon l’évaluation menée, on observe que 36 % des systèmes avec légumineuses (20 sur 56) sont jugés économes (IFT < 70 % de l’IFT de référence) et performants (du double point de vue économique et environnemental) alors que ce n’est le cas que de 14 % des systèmes sans légumineuses (10 sur 70) (figure 7.4). Ainsi, dans cet échantillon DEPHY 2010, de nombreux acteurs des systèmes « économes » ont exploré la voie des légumineuses et il semble plus facile d’être économe en intrants et performant dans des systèmes de culture avec légumineuses que sans légumineuses (annexe A1, Reau et al., 2010).
Figure 7.4. Nombre de systèmes de culture du réseau FermEcophyto 2010 selon le classement en 3 groupes issus des résultats d’évaluation (« économes en intrants et doublement performants » ou alternatives) parmi 4 catégories étudiées : systèmes sans légumineuse, avec luzerne, avec protéagineux, avec prairie temporaire.
Par ailleurs, sur trois campagnes entre 2001 et 2013, les données de l’assolement d’environ 100 à 200 cas d’exploitations agricoles ont été analysées sous l’angle « présence ou non » de légumineuses, majoritairement des protéagineux et de la luzerne, au sein d’un des réseaux des fermes DEPHY qui est coordonné par InVivo[69]. Les données considérées ici couvrent 8 à 12 régions différentes. Ce réseau s’avère assez proche de la moyenne nationale, avec une forte hétérogénéité qui permet de creuser les voies de progrès en termes de pression sur l’environnement. Des groupes représentant des surfaces équivalentes entre les deux cas « avec » et « sans » ont pu être comparés : 41 et 77 exploitations respectivement en 2010-2011 (6 809 ha vs 4 094 ha), 60 et 120 en 2011-2012 (13 069 vs 6 684 ha) et 42 et 62 en 2012-2013 (6 873 vs 3 883 ha).
Avec l’hypothèse que l’extrapolation de l’assolement (base de ces évaluations) reflète le système pluriannuel, les comparaisons des moyennes sur l’ensemble des régions des différents indicateurs, en relatif par rapport aux références régionales, montrent un différentiel entre les deux types de système au sein d’une même région, avec un avantage environnemental et économique significatif pour le cas des exploitations avec légumineuses (Pourcelot et al., 2014 ; annexe A2).
Entre les exploitations avec et sans légumineuses, aucune différence significative de productivité et de rentabilité n’a pu être mise en évidence en comparaison des références régionales. Pour les exploitations intégrant des légumineuses, on observe une productivité légèrement supérieure sur les trois campagnes et une proportion plus grande d’exploitations dans les tranches de rendement les plus élevées pour les deux premières campagnes.
Pour les trois campagnes, la proportion des assolements avec protéagineux ou luzerne est plus grande (que celle des assolements « sans ») dans les tranches à forte réduction d’IFT hors herbicide (figure 3.17 de l’encadré 3.1). Ainsi, chaque année, au moins les deux tiers, voire les ¾, des exploitations avec légumineuses ont un IFT hors herbicides réduit d’au moins 30 % par rapport à la référence, contre seulement 40 à 56 % pour les « sans », et moins de 15 % en ont un supérieur, contre au moins 25 % pour les « sans ».
Dans le cas des systèmes avec élevages, on observe que la place des légumineuses est essentielle dans les systèmes qui se sont engagés par le passé dans la MAE Système fourrager économe en intrants (SFEI) (existant depuis 1995). Elles sont donc principalement présentes sous la forme de prairies d’associations de cultures protéagineuses annuelles (féveroles) et de mélanges céréales–protéagineux. Elles contribuent largement à l’augmentation des performances permettant :
de faire des économies sur les engrais (- 82 % en €/ha comparé aux moyennes nationales) et donc d’énergie ;
de fournir une alimentation équilibrée aux ruminants et réduire ainsi leurs besoins de concentrés azotés (- 53 % sur le poste énergie comparé à la moyenne Planète) ;
de favoriser la biodiversité, notamment par la présence d’espèces mellifères ;
de favoriser la longévité des prairies et améliorer la structure des sols. Notons que le résultat courant dans ces systèmes est comparable (+ 2 %) à la référence nationale (statistiques RICA).
Un groupe de polyculteurs-éleveurs et de céréaliers a travaillé de 2008 à 2012 sur un cahier des charges de systèmes de culture économes en intrants (en partant initialement de cette MAE Système « originelle ») : réseau coordonné par FRCivam de 56 exploitations[70] du Grand Ouest. L’analyse des résultats de ce suivi a montré que 10 systèmes (25 %) se sont révélés satisfaisants pour l’ensemble des indicateurs choisis de l’évaluation avec 3 systèmes céréaliers et 7 systèmes de polyculture–élevage. L’analyse des composantes favorables à l’atteinte des résultats souligne l’introduction de légumineuses dans les 10 cas. Le réseau a alors proposé un cahier des charges MAE Système avec notamment l’obligation de cultiver 10 % de la SAU en légumineuses. Sur deux ans, les agriculteurs du réseau des Civam ont presque triplé leurs surfaces en cultures protéagineuses annuelles (+ 187 %), plus que doublé leurs surfaces en mélanges céréales–protéagineux (+ 131 %) alors que les surfaces en céréales étaient réduites de 5 % (De Marguerye et al., 2013 ; annexe A3).
Encadré 7.1. Les systèmes de culture en agriculture biologique.
Des études multicritères ont permis d’analyser des systèmes de cultures conduits dans des exploitations en agriculture biologique sans élevage : 11 cas-types de rotations des régions Centre, Île-de-France, Pays de la Loire, Poitou-Charentes et Rhône-Alpes (projet RotAB[71]), et 44 cas de Midi-Pyrénées, représentatifs des rotations biologiques spécialisées, courtes à très courtes, dominantes entre 2003 et 2006 (projet CITODAB). Des cas-types complémentaires de rotations ont ensuite été définis dans les régions Bretagne, Midi-Pyrénées et Bourgogne, tandis que ceux des Pays de la Loire, de Poitou-Charentes et de Rhône-Alpes étaient mis à jour pour étudier la place des légumineuses à graines dans les systèmes de culture céréaliers biologiques (projet ProtéAB[72]).
Les analyses multicritères (Colomb et al., 2011) montrent que la durabilité environnementale est le volet le mieux assuré, tout en soulignant des réserves sur les rotations les plus intensives, qui consomment plus d’eau et d’énergie. L’acceptabilité sociale est très satisfaisante, car les aspects qui intéressent directement les agriculteurs (complexité de mise en œuvre, pénibilité du travail, risques pour la santé) sont particulièrement bien notés. Cependant, le point négatif est la faible contribution à l’emploi saisonnier (trait commun à tous les systèmes céréaliers, AB ou non) et parfois un niveau de productivité surfacique insuffisant. La durabilité économique est la plus sensible dans le temps. En effet, la rentabilité dépend nettement du contexte de production : les sols et le climat définissent les espèces cultivables, les potentiels de rendement et les possibilités de désherbage mécanique ; les débouchés locaux rendent possibles, ou non, la valorisation de cultures telles que la luzerne ou de cultures de « niche » rémunératrices (légumes en particulier). La variation du niveau de production sous l’effet du climat est particulièrement dommageable à la rentabilité lorsque la production se situe à un niveau général plutôt faible, comme c’est le cas dans les situations non irriguées de plusieurs régions.
L’étude des cas-types de rotations, évalués avec un jeu d’indicateurs quantitatifs et non agrégés (outil Systerre®) (Garnier et al., 2013), montre que la rentabilité des systèmes étudiés est assurée dans les contextes de prix observés depuis 2008, tout en confirmant l’analyse de Colomb et al. (2011) de la forte dépendance au contexte de production au sens large (débouchés, potentiel de sol, climat, disponibilité et prix des intrants…). L’approche tend à montrer, néanmoins, que les rotations courtes irriguées (souvent associées à des potentiels favorables) présentent des résultats économiques élevés à l’hectare (bons rendements et cultures à forte valeur ajoutée), mais de moins bons résultats pour les indicateurs techniques (temps de travail, consommation de carburant) et environnementaux (émission de GES, consommation d’énergie) ; elles sont plus sensibles à l’enherbement, et plus dépendantes aux intrants extérieurs (engrais organiques azotés et eau), ce qui pose des questions quant à leur durabilité. À l’opposé, des rotations longues (plus souvent présentes sur des sols à potentiels inférieurs) ont de meilleurs résultats techniques et environnementaux, grâce à des têtes de rotation fourragères pluriannuelles à base de légumineuses (souvent une luzerne, mais aussi du trèfle ou des prairies multi-espèces). Ainsi, ces rotations longues, bien que moins performantes économiquement dans les contextes économiques observés, présentent des avantages forts en termes de durabilité agronomique et une meilleure robustesse . En effet, elles semblent moins sensibles aux variations de contexte économique, à condition que la récolte de la prairie soit réalisée par entreprise (moins de travail exigé).
Dans le cadre plus spécifique du projet ProtéAB, les cas-types ont permis d’étudier, par simulation, l’impact de l’introduction de nouvelles cultures (en conservant la cohérence agronomique du système), en l’occurrence l’augmentation de la part de légumineuses à graines (protéagineux, soja), à destination de l’alimentation animale, dans la rotation des cultures (Garnier et al., 2013). Les simulations effectuées ont montré qu’il y avait peu d’impact sur les indicateurs techniques et environnementaux. En revanche, la marge nette augmentait dans quatre cas sur cinq. Il n’y a diminution que dans un seul cas, qui correspond à l’insertion d’un soja en sec avec un rendement faible dans les Pays de la Loire. L’étude met par ailleurs en évidence qu’un frein principal au développement des légumineuses à graines à destination de l’alimentation animale dans les rotations céréalières est la compétition avec le débouché alimentation humaine, mieux valorisé (soja, lentille, pois chiche).
La réalité agricole montre une grande hétérogénéité des performances des exploitations agricoles (et la variabilité est aussi grande entre milieux différents qu’au sein d’un même territoire), ce qui révèle des marges de manœuvre pour améliorer les systèmes de culture, à la fois d’un point de vue économique et environnemental. Elle montre aussi qu’il est possible de gérer l’insertion de légumineuses avec succès sur le plan tant environnemental qu’économique. La performance des résultats de ces nombreux cas d’étude révèle également l’importance d’améliorer l’accès des agriculteurs à des références techniques régionales en fonction des choix de diversification et des filières de valorisation. Cela renforce le besoin d’observatoires des systèmes et des pratiques, ainsi que les actions de diffusion du conseil et d’accompagnement au changement des systèmes.
Pour résumer ici les principaux bénéfices observés, il ressort globalement que l’intérêt économique de l’insertion des légumineuses réside d’abord dans la diversification des cultures qui, par elle-même, est une source de meilleure robustesse des systèmes agricoles, que ce soit face au milieu physique (contexte pédoclimatique) qu’économique (prix des intrants et prix des récoltes). Car la diversité des performances agronomiques et économiques des productions tend à assurer une meilleure stabilité dans le temps de la marge de l’exploitation agricole. Cependant, cette robustesse peut aussi être perçue par certains comme une entrave à l’occasion de saisir des opportunités financières certaines années, ce que la libéralisation des marchés et l’augmentation des prix des grains entre 2007 et 2012 ont rendu d’autant plus attractif.
En systèmes de grandes cultures, l’intérêt est essentiellement fonction des gains liés aux effets précédents des légumineuses à court et moyen termes :
réduction de l’apport de fertilisants azotés, ce qui est directement dû à la spécificité des légumineuses qui permettent une voie d’entrée alternative de l’azote dans les systèmes grâce à l’azote gazeux fixé symbiotiquement ;
moindre recours aux autres produits phytosanitaires, grâce à une meilleure qualité sanitaire des cultures de la succession, bénéfice qui n’est pas spécifique aux propriétés des légumineuses, mais résulte plus d’un gain général lié à la diversification des cultures.
Ce moindre recours aux intrants de synthèse réduit les charges opérationnelles. Pour autant, cette économie de charges ne semble pas toujours exploitée. En effet, l’analyse des pratiques culturales moyennes observées (approchées par les enquêtes du SSP) montre par exemple notamment que les doses azotées apportées et les protections phytosanitaires ne sont modulées qu’à la marge (peu de différences selon le précédent ou le système de culture), ce qui fait que les réductions des charges opérationnelles sont inexistantes ou faibles.
Ce gain de charges apparaît également moins pertinent dans le contexte actuel de forte progression des prix des cultures majeures, tout particulièrement des céréales ; d’autant plus qu’une aversion au risque peut renforcer la préférence de l’agriculteur pour des cultures majeures par rapport à des cultures comme les légumineuses, cultures de diversification souvent considérées comme « plus risquées » dans le contexte actuel des rapports de forces entre productions agricoles.
L’autonomie en protéines est une des motivations premières pour introduire les légumineuses fourragères au sein des systèmes de production avec élevage (voir Des dynamiques contrastées dans le secteur des fourrages ). En général, les légumineuses fourragères considérées sont la luzerne cultivée en pure ou en association avec des graminées, ou bien les trèfles blanc et violet quasiment toujours associés à une graminée. Ci-dessous sont résumés les résultats principaux de quatre études, toutes portant sur le cas de la luzerne. La première compare un ensemble de critères permettant d’évaluer la durabilité de systèmes comprenant ou non de la luzerne déshydratée ; la seconde simule des effets technico-économiques de l’introduction de la luzerne en systèmes laitiers utilisant des fourrages d’herbe et/ou de maïs ; la troisième identifie les motivations d’éleveurs pour utiliser de la luzerne ; enfin la quatrième étude a déjà été résumée dans le chapitre précédent pour ses impacts environnementaux, à la porte de la ferme, de systèmes herbe–maïs à des systèmes comprenant une part plus ou moins grande de légumineuses fourragères, et permet de faire le lien entre ses quantifications environnementales et la productivité de l’exploitation.
Une étude[73] de Coop de France Déshydratation a comparé, en 2011, 20 élevages laitiers en agriculture conventionnelle en Ille-et-Vilaine et Mayenne, dont 10 avec une alimentation basée sur une ration régulière avec luzerne cultivée sur place. La méthode IDEA (indicateurs de la durabilité des exploitations agricoles) a été utilisée à cette fin. Les élevages laitiers produisant et utilisant de la luzerne déshydratée importent moins de protéines végétales, augmentant donc directement leur autonomie alimentaire (scores qui sont 3,7 % supérieurs par rapport aux élevages sans luzerne par la méthode IDEA). Par ailleurs, on observe un nombre plus réduit de traitements vétérinaires dans les élevages laitiers utilisant de la luzerne déshydratée comparativement aux élevages n’en utilisant pas (écart moyen de scores de 43 % par la méthode IDEA) ; cet indicateur reflète l’amélioration apportée pour le bien-être animal.
Les études technico-économiques de l’Institut de l’élevage sur la façon d’introduire des sources protéiques soulignent souvent un bénéfice limité qui se résume parfois par « plus de travail, plus d’autonomies », comme dans le cas de l’étude en Pays de la Loire des Réseaux d’élevage (Idele et Chambres d’agricultures, 2011) sur la luzerne introduite dans des systèmes avec herbe et/ou maïs, car ces simulations ne chiffrent pas les intérêts de la légumineuse pour la santé animale ou la conduite agronomique des cultures.
Pour les élevages bovins lait, d’après une étude socio-technique menée récemment dans le Grand Ouest (encadré 7.2), les motivations principales des producteurs de luzerne portent, en ordre d’importance des réponses, sur l’intérêt agronomique (rotation), l’effet bénéfique sur la santé des animaux et l’autonomie en protéines. Plus la part de maïs est importante, plus l’équilibre de la ration prime dans l’argumentaire donné, l’objectif étant une amélioration en « fibres » favorables à la rumination et la prévention des risques d’acidose. Inversement, si la part du maïs est faible, l’autonomie en protéines est alors davantage mise en avant (figure 7.5). Cette autonomie est souvent citée en motivation de départ, avant la mise en culture, tandis que les effets agronomiques sont peu cités en motivation initiale mais ressortent fortement a posteriori (figure 7.6).
Encadré 7.2. Motivations et freins pour le développement de la luzerne dans les élevages bovins lait.
Le groupe Terrena, dans le cadre du projet Luzfil[74] visant à identifier les freins et les leviers au développement de la luzerne dans les exploitations en systèmes fourragers bovins lait de sa région, a conduit une série d’entretiens auprès d’éleveurs de bovins lait en Pays de Loire :
57 élevages producteurs de luzerne par des visites sur place (6 producteurs de bovins viande et 51 producteurs de bovins lait, avec 8 % de luzerne sur la superficie fourragère principale, SFP[75], basée sur luzerne, prairies et maïs) ;
100 élevages non producteurs de luzerne via des enquêtes téléphoniques.
Figure 7.5. Les motivations « rumination » et « autonomie protéique » des agriculteurs selon la part de maïs utilisée dans la ration de l’animal.
Figure 7.6. Les motivations comparées des agriculteurs vis-à-vis de la luzerne : motivations avant la première mise en culture puis après expérience de production et d’utilisation.
La rumination est favorisée par l’introduction de la luzerne dans les rations en raison de la fibrosité et donc du meilleur équilibre de la ration.
Les inconvénients majeurs résident dans la complexité de la conduite et surtout de la récolte : il y a en effet peu de jours disponibles pour la première coupe de foin compte tenu du climat pluvieux. Les coûts de la récolte arrivent en seconde position. Un autre frein cité par les éleveurs est le manque de surface adaptée disponible.
Pour l’avenir, seuls 2 % envisagent une réduction, 47 % des enquêtés prévoient une augmentation et 49 % une stabilité de leur surface en luzerne.
Les incitations à la production concernent la déshydratation (il existe un projet d’usine dans la région en Loire Atlantique), l’acquisition de meilleures connaissances (20 % des réponses) et aussi l’autonomie en protéines (11 % des réponses seulement).
Comme décrit dans le chapitre 6, l’évaluation multicritère d’exploitations agricoles en systèmes laitiers a souligné les bonnes performances environnementales ramenées à l’unité de surface des fermes herbagères autonomes en azote avec des prairies incluant 30 % de légumineuses, principalement pour les impacts « consommation d’énergie non renouvelable » et « toxicité », mais aussi « acidification », « eutrophisation ». Les impacts ramenés à la tonne de lait produit sont cependant égaux, voire supérieurs, pour les systèmes herbagers avec légumineuses, sauf pour les critères « toxicité » et « occupation des sols », comparés aux systèmes mixtes maïs-soja, -herbe ou herbagers sans légumineuses.
Les légumineuses contribuent à réduire très sensiblement la consommation d’énergie fossile pour la production des fourrages du fait des économies d’engrais azotés qu’elles permettent. En effet, aucun coût en énergie fossile n’est lié à cette entrée d’azote ce qui n’est pas le cas pour les engrais de synthèse.
Les performances environnementales des systèmes fourragers incluant des légumineuses (luzerne, trèfle associé à des graminées) semblent fournir des arguments convaincants pour les adopter d’autant plus que des évaluations économiques corroborent leur intérêt, notamment dans le contexte assez stable entre 1995 et 2005 (Chatellier et al., 2009). Cependant, par la suite, le contexte a changé (Chatellier et al., 2013) : volatilité des prix de marché des matières premières agricoles et du lait, vive concurrence des productions végétales dans certains territoires depuis 2007, augmentation de la disponibilité en tourteaux de colza, diminution du nombre de fermes laitières, augmentation de la taille des troupeaux, fin des quotas laitiers et passage à une régulation par les marchés et contrats privés, nouvelle PAC 2015-2020 avec une aide aux prairies avec légumineuses, etc. La compétitivité des légumineuses dans l’alimentation des vaches laitières est à ré-examiner. De façon tendancielle, la volatilité des prix renforce la motivation des éleveurs pour plus d’autonomie pour l’alimentation de leur cheptel, et notamment leur intérêt pour les légumineuses en vue d’une autonomie protéique.
Néanmoins, ces systèmes sont peu développés pour plusieurs raisons. D’une part, leurs performances productives dépendent de la proportion de légumineuses dans les associations ; cette composition étant difficile à maîtriser (voir Légumineuses fourragères dans les prairies en chapitre 3), ceci peut accentuer les variabilités habituelles liées par exemple au climat ou au contexte socio-économique de production (évolutions rapides des prix du lait et des céréales, demandes des filières, etc.). Mais une raison majeure correspond aux verrouillages socio-techniques (qui seront décrits plus loin). Ceci explique le décalage parfois observé entre les impacts estimés à partir de cas types et les impacts réels (Gascuel et al., 2015). Ainsi, les systèmes maïs-herbe fertilisés, coûteux mais relativement maîtrisables, dominent alors que des systèmes herbagers à forte contribution de légumineuses associées aux graminées, qui sont moins coûteux, régressent, car ils sont plus difficilement maîtrisables. Pour réduire ces décalages sur le terrain, il est indispensable de progresser dans la levée de verrous au sein du système socio-technique, l’accompagnement technique des élevages intégrant la prise en compte des services écosystémiques, mais également dans des organisations socio-économiques valorisant mieux ces atouts pour la durabilité.
Le constat de la diminution des surfaces interpelle lorsque les analyses mettent en avant des bénéfices environnementaux et économiques de l’insertion des légumineuses dans les assolements. Il semble que la plupart des agriculteurs n’utilisent pas les mêmes indicateurs pour évaluer leurs choix d’assolement et de rotations que ceux proposés dans le cadre de ces dispositifs expérimentaux. La disjonction entre des analyses scientifiques (théoriques et expérimentales) combinant les effets agronomiques, économiques et environnementaux, et la majorité actuelle des systèmes agricoles existants souligne que le choix de l’agriculteur est influencé par d’autres facteurs tels que l’aversion au risque (encadré 7.3) et également par d’autres acteurs (conseillers, collecteurs, industriels, acheteurs) qui conditionnent environnement technique et choix logistiques.
Ces contradictions apparentes renvoient à la dimension sociale et au processus d’adoption des innovations. On sait que l’adoption d’une innovation notamment environnementale est faisable seulement s’il y a conjonction d’un impact positif sur deux dimensions : le profit économique (à relativement court terme) et le statut sociétal de l’acteur qui adopte cette innovation (Asselineau et Piré-Lechalard, 2009).
Encadré 7.3. Risque et décision.
Le cadre d’analyse des travaux des économistes repose généralement sur le principe de rationalité suivant : les agriculteurs cherchent à optimiser leur revenu net tout en cherchant à maîtriser le risque associé. Les choix d’assolements et d’itinéraires techniques ne sont pas indépendants et conduisent à un certain nombre d’arbitrages en termes de coûts, mais aussi en termes de risques perçus (Moschini et Hennessy, 2001), au regard d’un ensemble d’opportunités et de contraintes de marché, de disponibilité de la main-d’œuvre et du matériel, des caractéristiques parcellaires, des connaissances techniques disponibles, etc. En fonction de ces opportunités et de ces contraintes, plusieurs types de risque doivent être pris en compte (le plus souvent simultanément) pour comprendre le processus de décision de l’agriculteur (Cordier et al., 2008). Nous proposons de revenir ici sur trois de ces risques majeurs : le risque de production, le risque de marché, le risque politique.
Le risque de production renvoie aux aléas inhérents aux conditions climatiques et sanitaires qui affectent le rendement et la qualité des produits agricoles. Des solutions agronomiques peuvent prévenir un certain nombre de ces risques, mais celles-ci doivent s’adapter dans le temps, notamment en fonction des évolutions climatiques et de l’apparition de certains parasites (chapitre 3). Ce risque de production existe, quelle que soit la culture, mais il s’agit ensuite d’appréhender la notion d’amplitude de ce risque mais aussi sa fréquence. Or la variabilité des rendements est souvent analysée à la culture (et non au système) avec une perception qui est influencée indirectement par la pente de progression du rendement au cours des dernières années et par le prix de vente de la matière première agricole. Il manque d’analyses solides donnant toutes les clés à l’agriculteur sur la comparaison des risques en pluriannuel en prenant compte de l’évolution du climat, et de l’analyse du risque à l’échelle du système en termes de résilience et de robustesse . Ces différents niveaux d’analyse du risque permettent de prendre en compte ou non les atouts des systèmes diversifiés, qui peuvent se résumer par « ne pas mettre tous les œufs dans le même panier ».
Le risque de marché est plus difficile à contrôler par l’agriculteur que le premier risque en raison de la forte volatilité du cours des matières premières. Le risque de marché reste aussi fortement corrélé au premier risque : les variations de rendement affectant directement le prix des cultures et de nombreux cours agricoles sont fortement corrélés entre eux (notamment grande dépendance du prix du pois aux prix du blé et du tourteau de soja, voir encadré 7.6 et www.unip.fr ). Si la diversification des cultures peut donc être avancée comme une stratégie d’atténuation de ce risque en diversifiant les débouchés, les possibilités de réduire la transmission des chocs de prix sur le revenu agricole sont limitées. De plus, ce risque reste lié à la masse critique de la production pour l’aval : si le volume n’est pas suffisant et régulier, une matière première risque d’être « délaissée » pour son usage et d’induire ensuite des coûts pour la réintroduire dans les procédés et formules. Ceci s’observe plus particulièrement pour le marché de l’alimentation animale (voir Dynamiques de marché de l’alimentation animale
). En revanche, sur des marchés où la substitution des matières premières est moindre, par exemple le marché des ingrédients fonctionnels pour l’alimentation humaine où les procédés de transformation et les propriétés technologiques des ingrédients sont spécifiques par espèce, des modalités de commercialisation contractuelle sont plus fréquentes puisque le degré de spécificité des actifs des parties qui échangent augmente (Ménard, 2012). Un autre aspect à considérer pour le risque économique est donc le mode de commercialisation. Certains contrats de production (tels que les contrats avec des primes spécifiques ou les contrats tunnel indexés sur des cours agricoles) peuvent offrir des garanties de prix plus intéressantes que les transactions de type « spot », mais ils soumettent en même temps l’agriculteur à des exigences de qualité supérieures qui peuvent aussi s’avérer plus risquées à respecter.
Le risque politique lié à l’évolution des aides publiques, notamment au travers de la politique agricole commune, impliquerait pour l’exploitant agricole de ne pas pratiquer d’investissements de long terme ou de changements radicaux de systèmes qui risqueraient de ne pas être compatibles avec l’évolution des politiques, engendrant une perspective économique défavorable.
Dans le cas des protéagineux, cette dernière pourrait être l’abandon de l’aide spécifique nationale aux protéagineux ou sa brusque diminution dans le cadre de la négociation budgétaire européenne et au regard du désengagement progressif des États dans le soutien direct aux prix des productions. À l’opposé, le risque pourrait diminuer et alors inciter à faire le choix des légumineuses (avec différents modes d’exploitation possibles dans les systèmes agricoles), si les évolutions politiques à venir renforcent soit les mesures d'obligations de performance environnementale de la production et des produits agricoles, soit des mécanismes allouant une valeur économique aux pratiques permettant de réduire les impacts environnementaux des systèmes.
Le statut sociétal des acteurs du monde agricole a été fortement associé à la notion de performance. Les informations prises en compte par l’agriculteur dans son processus de décision dépendent du mode d’évaluation de la performance.
Sur le plan environnemental, les objectifs de réduction d’impacts sont souvent liés à des pénalités économiques de non-respect réglementaire et peu évalués dans une perspective de meilleure performance économique de l’exploitation. De plus, sur le plan agroéconomique, à côté de la possible sous-estimation des effets précédents et de l’influence des prix des céréales actuellement élevés, il semble que le risque associé aux légumineuses soit perçu par l’agriculteur comme plus fort par rapport à d’autres cultures. Le paradoxe est que la diversification des cultures apporte pourtant elle-même une plus grande robustesse face aux aléas climatiques et économiques.
L’incertitude associée au rendement de ces cultures, comparativement aux cultures majeures dont les rendements semblent plus stables, peut constituer un frein majeur dans la décision de l’agriculteur. En effet, si la variabilité interannuelle des rendements est également observée chez les autres grandes cultures, l’amplitude est plus élevée dans le cas des légumineuses sur les dernières années, avec des valeurs absolues moins élevées que les céréales majeures (voir Variabilité des rendements moyens nationaux en chapitre 3). Le différentiel entre le rendement moyen observé du blé et du pois, qui s’est creusé depuis 15 ans, expliquerait la dégradation de la perception par les acteurs de l’intérêt économique du pois et ainsi en partie de la réduction des surfaces de protéagineux dont le pois était la composante majoritaire. Or, les moindres surfaces, avec toujours néanmoins une certaine dispersion géographique, accentuent la variabilité perçue (moyenne nationale et interrégionale). L’affectation progressive de ces cultures vers des terres à moindre potentiel a contribué aussi à la baisse de leur rendement moyen national et à la dégradation du ressenti sur cette espèce ces dernières années, même s’il y a des opportunités qui sont prises comme en 2010 et 2014.
Finalement, le caractère « risqué » de ces cultures est perçu comme plus prononcé que pour les autres grandes cultures car elles ne correspondent pas au raisonnement actuel construit sur le contrôle de la production par les intrants chimiques et des outils de pilotage spécifiques. Ainsi, ces cultures bénéficient de moindres compétences disponibles et diffusées dans le conseil agricole et de peu d’outils de pilotage visant à optimiser la fixation symbiotique de l’azote ou à maîtriser leurs contraintes biotiques abiotiques.
En fonction des préférences de l’exploitant agricole ou de son comportement vis-à-vis du risque et de sa situation financière, le choix de pratiquer une culture de légumineuses dépendra donc plus fortement de la partie du revenu agricole total « garanti » par la politique agricole que des modalités de commercialisation. Ainsi, si des contrats permettant d’assurer un débouché industriel plus sécurisé pour le producteur sont une condition réduisant le risque de marché, les risques agronomiques restent importants et peuvent continuer à décourager les agriculteurs à mettre en œuvre ces cultures, et ce d’autant plus que l’accès au conseil technique est réduit.
À retenir. Des fermes existantes prouvent qu’il est possible d’allier économie et environnement dans des systèmes de culture incluant des légumineuses.
Les bénéfices économiques des avantages agroenvironnementaux de l’insertion des légumineuses dans la rotation (c’est-à-dire leurs « effets précédents ») sont liés à des réductions de charges opérationnelles, qui se révèlent dans une évaluation pluriannuelle de la marge brute. Or fréquemment, le raisonnement économique de l’agriculteur dans son choix d’assolement prend peu en compte ces bénéfices interannuels, car il raisonne le plus souvent à l’échelle annuelle et est influencé par d’autres paramètres tels que l’aversion au risque. Cette aversion au risque est d’autant plus forte que les cultures de légumineuses à graines souffrent d’une plus forte variabilité des rendements que les céréales, surtout depuis la dernière décennie. Appréhender la contribution des légumineuses à une meilleure durabilité du système de culture nécessite donc des approches multi-enjeux.
Parmi l’hétérogénéité des performances observées des exploitations agricoles (même dans un contexte identique), on constate qu’il est possible de gérer les systèmes avec légumineuses avec un succès conjoint sur les plans environnemental et économique, et que la présence de légumineuses facilite la conjugaison des deux types de performances. Un appui pertinent du conseil agricole est ici crucial pour que l’agriculteur réussisse à faire exprimer tout le potentiel de ces bénéfices agronomiques et environnementaux qui peuvent se traduire en bénéfices économiques.
Une proportion plus importante des légumineuses dans l’agriculture française pourrait apporter une série d’avantages pour la durabilité du système de production agricole, comme les évaluations précédentes le mettent en avant. Pour autant, un ensemble de dynamiques socio-économiques ont orienté les pratiques agricoles et les marchés en défaveur de ces espèces, créant une situation qualifiée de verrouillage technologique. Pour comprendre comment dépasser ce verrouillage, qui pénalise aujourd’hui les légumineuses, et engager, à l’inverse, l’adoption plus large (voir l’analyse sur le « rendement croissant d’adoption ») de pratiques ou systèmes en faveur de ces espèces, nous proposons de revenir d’abord sur l’analyse des dynamiques passées et présentes, et ensuite sur l’étude du fonctionnement respectif des marchés majoritaires et émergents qui orientent aussi fortement le choix des agriculteurs.
Une perspective historique sur l’évolution de la production des protéagineux et du soja souligne leur réactivité aux soutiens publics dans la limite des marges réduites laissées par la préférence céréalière de l’UE ; mais la confrontation du cas des pois avec celui du colza met en exergue l’importance des stratégies des acteurs privés qui peuvent être nécessaires pour prendre le relais des aides publiques (cas de l’industrie du diester après les aides à la jachère industrielle qui a permis l’essor du colza). Principalement destinées au marché de l’alimentation animale, les légumineuses à graines restent confrontées à une très forte concurrence qui a accentué leur défaut de compétitivité par rapport à d’autres cultures devenues plus lucratives dans le contexte actuel. À l’inverse, de nouveaux débouchés à plus forte valeur ajoutée en alimentation humaine sont susceptibles de relancer les investissements en faveur de ces espèces. Le secteur des fourrages a suivi une dynamique également défavorable aux légumineuses avec le développement du maïs ensilage, avec une évolution récente de développement des prairies temporaires en association. In fine, ces différentes analyses contribuent à illustrer une situation de verrouillage technologique.
Le chapitre 1 a résumé les grandes évolutions des légumineuses en France. Nous analysons ici les dynamiques sous-jacentes sur l’exemple de deux légumineuses à graines, le pois et le soja, l’une majoritaire et l’autre minoritaire en termes de surfaces, en les resituant par rapport aux dynamiques des autres grandes cultures. L’analyse historique des surfaces de légumineuses à graines utilisées pour l’alimentation animale est instructive pour analyser les facteurs socio-économiques majeurs en jeu, soulignant notamment une influence marquée des réglementations liées à la politique agricole commune de l’Union européenne (PAC).
Les effets des politiques agricoles ont été fondamentalement contingentés par la priorité initiale donnée par la Communauté européenne à la production céréalière. Cependant, avec cette limite, les filières des légumineuses à graines ont été très réactives aux incitations de la PAC basées sur le premier « plan protéines », avec un développement très rapide des surfaces dans les années 1980. Mais, à partir de 1986-1988, les stabilisateurs budgétaires créent un frein à cette expansion, et les surfaces de protéagineux entameront ensuite une diminution progressive avec la baisse du niveau de soutien public. Au-delà des changements du régime des aides, la dégradation de la compétitivité économique du pois par rapport aux autres grandes cultures contribue à la baisse des surfaces. La mise en regard de l’évolution des protéagineux avec celle des oléagineux (figure 7.7) révèle en effet l’importance des stratégies professionnelles privées qui peuvent venir en relais des aides publiques pour relancer certaines cultures (par exemple l’influence des biocarburants sur les oléagineux). Ce constat nous conduit à mieux comprendre comment les aides publiques ont impacté l’évolution des assolements de ces cultures[76] (figure 7.8).
Figure 7.7. Surfaces de protéagineux et oléagineux en France. Source : Unip-Onidol.
Figure 7.8. Les faits marquants des politiques communautaires sur les surfaces des protéagineux dans l’Union européenne (UE à 12 puis à 15 jusqu’en 2003, à 25 jusqu’en 2006 puis à 27).
Pour expliquer ces évolutions, Thomas et al. (2013) ont identifié différentes étapes successives qui caractérisent la dynamique des surfaces de pois et de colza.
Les principes fondateurs de la PAC créée en 1962 visaient la transformation de l’agriculture traditionnelle d’après-guerre en un secteur économique performant au service des consommateurs européens. Dans les années 1960, la Communauté économique européenne (CEE) avait un objectif d’autosuffisance en céréales, sucre et viande, et a protégé son marché intérieur pour ces denrées de première nécessité, avec des barrières tarifaires (prix de seuil) et des mécanismes d’achats publics (intervention) et de subventions aux exportations. En contrepartie de la protection des céréales européennes, sous la pression des États-Unis, la CEE a concédé l’entrée de quantités illimitées d’oléagineux (soja en particulier) sans prélèvements douaniers, par l’accord du Dillon round (1960-1962), consolidé lors du Kennedy round achevé en 1967. Le mécanisme de protection des prix des céréales a ainsi conduit à un rapport de prix entre les céréales et le soja dans l’UE souvent bien supérieur à celui observé sur le marché mondial, ce qui a favorisé l’expansion de la production céréalière européenne. Cette situation dure encore mais, depuis 2007, les prix mondiaux des céréales, en particulier du blé, a rejoint et plusieurs fois dépassé le prix de seuil européen. L’objectif initial s’est donc poursuivi bien au-delà de celui de l’autosuffisance en céréales, atteint au cours des années 1980, qui marquent le début des exportations subventionnées de céréales hors Europe. Ces soutiens historiques ont donc fortement influencé l’évolution des assolements européens, dominés aujourd’hui par la présence des céréales.
En 1973, alors que l’élevage européen commençait à s’intensifier avec le recours au tourteau de soja, l’embargo américain sur le soja a mis en exergue la forte dépendance de l’Europe vis-à-vis des matières riches en protéines (MRP)[77] importées (en plus de sa dépendance aux importations en huile pour la consommation humaine). La CEE a alors réagi avec le lancement d’un plan protéines, mais dans les limites définies par les accords commerciaux internationaux de 1962, incluant une entrée illimitée en Europe des oléagineux comme le soja. La PAC est ainsi guidée (encadré 7.4) à la fois par des considérations politiques et budgétaires internes à l’Europe et par ces accords internationaux. Ce contexte politique a eu de profonds impacts sur le développement de ces différentes productions, créant le phénomène de « dépendance du chemin » décrit dans l’encadré 7.9.
Encadré 7.4. Les grandes réformes de la PAC sur les grandes cultures.
En 1992, la première réforme de la PAC (Mc Sharry) imposa une réduction du prix garanti aux céréales compensée par des aides directes (couplées au type de production) et accompagnée par un taux fixe de jachère obligatoire. Les agriculteurs doivent mettre en jachère une partie de leurs terres pour avoir droit aux aides sur les surfaces en céréales, oléagineux et protéagineux : on parle de « jachère aidée » ou « jachère institutionnelle » qui est en fait un « gel des terres ». Les surfaces ainsi gelées donnent droit à une aide à l’hectare et peuvent recevoir des cultures destinées exclusivement à des fins non alimentaires : on parle alors de « jachère industrielle » ou « jachère non alimentaire ».
L’objectif affiché de la réforme Mc Sharry étant de réduire les distorsions de marché liées à la politique d’intervention (soutien direct des prix) en rapprochant les prix européens des prix mondiaux, les aides à l’hectare (jugées comme moindre facteur de distorsion) se sont substituées partiellement aux prix garantis. Les aides sont obtenues en multipliant le rendement de référence départemental[78] par un montant à la tonne au niveau national : 78,40 €/t pour les protéagineux, 94,30 €/t pour les oléagineux et 54,30 €/t pour les céréales. Cette aide était constante quel que soit le prix de marché observé. La deuxième réforme de 2000 (Agenda 2000) a renforcé cette tendance de baisse des prix garantis mais en maintenant un léger avantage aux protéagineux, avec des montants d’aide progressivement alignés à 63 €/t (72,50 €/t pour les protéagineux) à multiplier par le rendement de référence départemental pour les récoltes 2000 à 2003.
La troisième réforme de la PAC décidée en 2003 introduisant le découplage immédiat ou progressif des aides directes effaça plus encore le différentiel entre les cultures. L’aide protéagineux en 2004 et 2005 comprenait une aide de base de 63 €/t (identique pour l’ensemble des grandes cultures) multipliée par le rendement de référence départemental (sec ou irrigué) de 2003, mais avec un complément spécifique protéagineux à hauteur forfaitaire[79] de 55,57 €/ha dans la limite d’une SMG (surface maximale garantie) de 1,6 Mha pour l’UE à 25, remplaçant le supplément variable de 9,50 €/t. Avec le découplage[80] partiel choisi par la France en 2006, les protéagineux bénéficient par rapport aux céréales et oléagineux de ce complément d’aide forfaitaire de 55,57 €/ha en vigueur dès 2004 et maintenu jusqu’en 2011 compris.
En 2010, dans le cadre du « bilan de santé de la PAC » (mise en œuvre de « l’article 68 »), un programme d’aide a été mis en place par le ministère français de l’Agriculture avec 40 millions d’euros par an pour la production de protéagineux (pois, féverole, lupin) et de 1 puis jusqu’à 8 millions d’euros pour celle de légumineuses fourragères. Cette enveloppe budgétaire est à partager entre les producteurs qui déclarent les hectares implantés en France chaque année. L’aide s’est ainsi établie à 100 €/ha pour 2010 et 140 €/ha en 2011. À cela, s’ajoute l’aide européenne de 55,57 €/ha. Le montant de l’aide totale versée aux producteurs français de protéagineux est de 155,57 €/ha en 2010 et 195,57 €/ha en 2011 (hors modulation et autre abattement).
Lors de la récolte 2012, le soutien européen spécifique aux protéagineux a été supprimé et intégré dans les DPU (droit à paiement unique) des producteurs de protéagineux selon une base historique. Ne subsistait alors que l’aide nationale versée aux producteurs de protéagineux, dont le montant était fixé à 200 €/ha (hors modulation et autres abattements) en 2012, compte tenu du recul des surfaces en protéagineux, à 205 €/ha en 2013 et 175 €/ha en 2014. L’aide aux légumineuses déshydratées s’élevait à 126 €/t. Le cadre européen et français a été changé en 2015 (voir chapitre 1, Le cadre réglementaire de la PAC 2015-2020 ).
Au début des années 1980, avec des surfaces totales de l’ordre de 800 000 ha, les oléagineux (colza et tournesol) bénéficiaient d’une présence historique dans les assolements, portée d’une part par les efforts de développement des professionnels, dont l’origine remontait à la crise d’approvisionnement de la France en corps gras au cours de la seconde guerre mondiale, et un soutien européen des prix à la production dès la fin des années 1960 d’autre part. En revanche, la présence du soja et des protéagineux (pois, féveroles et lupins) n’a été significative en France qu’à partir des années 1980, suite à l’embargo américain sur le soja en 1973 (figure 1.11). Une politique européenne pro-active pour les sources de protéines domestiques pour l’alimentation animale (le premier « plan protéines » de la PAC) et l’organisation du marché intérieur européen ont alors permis le démarrage de ces cultures en Europe pour moins dépendre des importations. Ceci s’est traduit par une fulgurante expansion des surfaces de pois sur le territoire français : multipliées par 6,5 entre 1982 et 1993, passant de 100 000 ha à 750 000 ha. Les surfaces oléagineuses étaient multipliées par 2,5, passant de 767 000 ha en 1982 à 1 880 000 ha en 1988, à l’époque au grand bénéfice du tournesol (multiplié par 3,4, passant à 960 000 ha) et du soja qui, partant de surfaces confidentielles, atteint 94 000 ha (multiplié par 10). Cette expansion a été accompagnée par des efforts de recherche publique et privée, notamment en matière de sélection génétique et de physiologie, et de soutien économique au développement de ces cultures. La PAC de la CEE a ainsi sécurisé la production de protéagineux et d’oléagineux en garantissant un prix minimum au producteur et une subvention aux « premiers utilisateurs » (principalement les fabricants d’aliments composés dans le cas des protéagineux[81], et les triturateurs dans celui des oléagineux). Le montant de cette aide aux utilisateurs instaurée à partir de 1978 permettait de compenser la différence entre le prix minimum garanti payé aux producteurs et le prix de marché. Cette aide disparaîtra en 1993 avec l’instauration du système d’aide au revenu des producteurs (aide à l’hectare et non plus à la tonne), période à partir de laquelle les surfaces en protéagineux commenceront à chuter en France (seulement après 2003 pour l’UE).
Pour les protéagineux, les décisions politiques et les incitations réglementaires des années 1980 permettent le développement d’une nouvelle filière professionnelle qui, dix ans après, atteint une production record en France (presque décuplée par rapport à 1982) : 3 845 000 tonnes de protéagineux (dont 3 776 000 de pois) en 1993. La France est devenue le premier producteur de protéagineux et de pois de l’UE. L’industrie porcine est en volume le débouché principal du pois protéagineux. De son côté, la filière des oléagineux a pu augmenter ses volumes, atteignant 5 479 000 tonnes (moitié colza, moitié tournesol) en 1987 (multiplication par 6,4 par rapport à 1973). La culture de soja s’est aussi développée jusqu’en 1990 atteignant près de 120 000 hectares.
Constatant que les dépenses du FEOGA-garantie avaient cru en 15 ans cinq fois plus vite que la richesse communautaire (dépenses multipliées par 2,5 contre une augmentation de 50 % du PIB européen), les responsables européens décident de mettre en place des stabilisateurs budgétaires, à l’image des quotas laitiers institués en 1984. Dès 1986, des quantités maximales garanties (QMG) sont instaurées pour les protéagineux, les oléagineux et les céréales. En 1988, le régime des « stabilisateurs budgétaires », définis par des QMG et une diminution automatique des prix en cas de dépassement par des prélèvements dits de « coresponsabilité », est généralisé à côté d’actions structurelles en faveur du boisement, de la protection de certaines zones fragiles en matière d’environnement, de la diversification de l’agriculture et d’incitations pour la mise en jachère de terres cultivées[82].
La dynamique d’expansion des surfaces des oléagineux est stoppée net à partir de 1988, les QMG étant atteintes dès leur mise en place. En revanche, le pois continue, mais au ralenti, son développement jusqu’en 1993 en France (et un peu plus tard au niveau européen) car les QMG protéagineux retenues (3,5 Mt pour l’UE) laissant une légère marge de progrès (encadré 7.4). L’instauration des QMG, fondées sur un historique, fige en fait la part respective des grandes familles de cultures dans l’Union européenne, avec une large priorité aux céréales qui bénéficient d’une QMG de 160 Mt (correspondant à des niveaux de surfaces élevés déjà stabilisés). Pour faciliter les négociations entre États et entre secteurs économiques, la réforme préserve les positions acquises par les différentes productions. Ce tournant majeur de la PAC marque le passage de politiques volontaristes de croissance de la production à une volonté de stabilisation des dépenses en figeant les acquis antérieurs.
À partir de 1993, le soutien communautaire à l’utilisation des oléagineux et des protéagineux mis en place en 1978 est remplacé par un système d’aide au revenu des producteurs (paiement à l’hectare et non plus à la tonne) (Carrouée et al., 2000). Suite aux accords de Blair House (validant les critiques des États-Unis contre le soutien couplé aux oléagineux depuis 1966), la réforme communautaire brise le lien entre l’aide et le niveau de production, dès 1993 pour les oléagineux, et impose des surfaces maximales garanties (SMG). Cette réouverture du marché européen vers le marché international est plus ou moins différée pour les autres productions dont les céréales, qui continuent à bénéficier d’un prix d’intervention abaissé progressivement.
On constate en analyse historique rétrospective que, en dépit des accords de Blair House[83], c’est la conjonction d’une évolution de la politique agricole et de la maturité d’un projet agro-industriel pour le développement des agrocarburants qui permit l’expansion du colza en France, une des cultures dont l’augmentation de l’attractivité vis-à-vis de l’agriculteur a été concomitante de la baisse de celle du pois, au moins dans certaines zones les plus productrices de pois (Thomas et al., 2013). En effet, à l’origine se trouve l’opportunité d’une « jachère industrielle » dans le cadre de la « jachère » réglementaire rendue obligatoire par la réforme de la PAC de 1992 (encadré 7.4). Ensuite, la réforme de 2000 non seulement ne remet pas en cause les acquis précédents mais, en faisant disparaître la notion de SMG liée au soutien du colza, rend possible le développement sur la sole cultivée des cultures d’oléagineux à destination non alimentaire, jusqu’alors confinées à la jachère indemnisée. Ce contexte arrive en même temps que la maturité technologique et la consolidation de la filière industrielle de l’agrocarburant à base de colza (ADE, 2001), facilitée par une politique de défiscalisation incitative à l’incorporation de biocarburant depuis 1992 et l’augmentation des prix (30 % d’augmentation pour le colza entre 2000 et 2003 alors que les prix des autres cultures restent stables). Ainsi, malgré la suppression de la jachère obligatoire en 2008, la filière reste solide, aidée par l’amélioration des prix et des rendements, la possibilité de contractualisation des colzas industriels, et par l’engagement européen et français pour l’incorporation des biocarburants avec un objectif de 7 % à l’horizon 2020. Ce dernier point est actuellement remis en question sous l’effet des critiques vis-à-vis des biocarburants de première génération (concurrents à l’alimentaire), ce qui fait envisager non seulement l’arrêt de la croissance de ce débouché pour le colza, mais des incertitudes quant à sa pérennité et un besoin d’alternatives à envisager à moyen terme.
Après le premier effondrement des surfaces de soja suite à la réforme de 1992, puis le contexte mouvementé d’introduction des jachères et de contrôle de la production d’oléagineux dans l’UE, on observe une stabilisation des surfaces autour de 100 000 hectares (figure 7.9). Le soja bénéficiait alors de l’aide irriguée combinée à l’aide spécifique aux cultures oléagineuses qui était supérieure à celle des céréales, et qui est maintenue jusqu’en 1999. Puis la mise en place de l’agenda 2000 entraîne une baisse de la sole soja qui passe à environ 80 000 ha en 2000.
L’artéfact de 2001 avec un pic à 120 000 hectares s’explique par l’octroi d’une aide nationale en 2000 et 2001 au soja sous réserve de s’inscrire dans une filière de qualité non OGM respectant un cahier des charges minimal (équivalent d’environ 150 €/ha), aide en partie déclenchée pour compenser la suppression de l’aide irriguée (de retour en 2002). La suppression provisoire de cette dernière a favorisé le soja en sec et l’émergence de certaines conduites « extensives », vite prises en défaut en 2003, année de grande sécheresse dans le Sud-Ouest de la France. Ce dispositif a eu l’intérêt d’avoir incité la mise en place des filières tracées sous cahier des charges dont beaucoup ont perduré au-delà de la période d’aide. Enfin, ce dispositif a aussi démontré que c’est bien l’écart de compétitivité qui freine la culture du soja, mais que celle-ci pouvait être très rapidement réactivée grâce aux aides et à une demande en croissance, dans les bassins traditionnels où le savoir-faire existe encore.
Figure 7.9. L’évolution des surfaces de soja marquée par la réglementation et certains accidents climatiques.
Ensuite, l’arrêt de l’aide au soja qualité en 2002 et le retour à l’aide spécifique irriguée — avec un montant cependant réduit, suite au découplage partiel des aides — ont renforcé le manque de visibilité pour les producteurs. S’y est ajouté un contexte économique marqué par une hausse des prix agricoles depuis 2006 qui favorise les autres cultures à plus fort rendement. Tout ceci a contribué à figer le soja sur une ligne basse de 40 à 50 000 hectares. Les mesures agri-environnementales territorialisées lancées un peu tardivement fin 2011 ont eu peu d’influence sur les semis de soja en 2012, mais la dernière réforme de la PAC pour 2015-2020 semble offrir de nouvelles opportunités (voir Le nouveau contexte ), accompagnée par une demande croissante pour du soja non OGM en alimentation animale et humaine.
Au total, entre 1988 et 2003, les différentes réformes de la PAC se reflètent au niveau européen par une oscillation des surfaces et de la production des protéagineux aux limites du plafond « financier » institué par les QMG en 1988, puis par les SMG qui prennent le relais en 1993 avec l’instauration des paiements à l’hectare.
Contrairement aux surfaces européennes, en France, le recul des surfaces de pois a commencé dès 1994 et trouve principalement son origine dans deux phénomènes. D’une part, des problèmes agronomiques ont affecté le pois de printemps avec une série de printemps chauds et secs et l’extension d’une maladie racinaire due à Aphanomyces euteiches dans les meilleures terres de production où il a été remplacé par le colza comme tête de rotation des successions céréalières (notamment en région Centre où le pois était historiquement important). D’autre part, des évolutions réglementaires directes (disparition des aides aux cultures irriguées en 2000) et indirectes (soutien à la production de biocarburants) ont joué défavorablement.
Le sursaut des surfaces en protéagineux en France en 2010 est lié en partie à l’application de l’« article 68 » par la France pour revaloriser l’aide spécifique aux protéagineux (encadré 7.4). En plus de ce « recouplage » national, les rendements des protéagineux, relativement bons en 2008 et 2009, ont été favorables à la hausse des surfaces en 2010. Mais celle-ci est aussi certainement fortement liée à l’aide à la diversification des assolements qui permet, en 2010 seulement, d’obtenir un supplément de 25 €/ha pour l’ensemble des cultures si l’assolement est composé d’au moins quatre cultures. La MAE rotationnelle, de 32 €/ha de 2010 à 2013 dans les régions éligibles, semble avoir eu moins d’impact, notamment parce qu’elle demande un engagement pluriannuel contrairement à l’aide à la diversification.
Après 2010, les surfaces de protéagineux en France ont fortement reculé, passant de 397 000 ha en 2010 à 275 500 ha en 2011, puis à 194 400 ha en 2012, dont 132 400 ha de pois, 59 700 ha de féveroles et 2 300 ha de lupins. Elles ont ainsi baissé de 29 % par rapport à 2011, en raison de faibles rendements en 2011, en pois comme en féverole, et de prix peu incitatifs durant l’été 2011. Les aléas climatiques ont été particulièrement défavorables aux cultures de pois et de féverole en 2011 et 2012. Par ailleurs, élément non comptabilisé dans les chiffres précédents, soulignons que les surfaces cultivées en association céréales–protéagineux tendent à se développer depuis quelques années, principalement en agriculture biologique comme production fourragère.
En 2014, un redressement des surfaces des légumineuses à graines s’amorce. Cela semble lié à plusieurs facteurs dont la volonté affichée des pouvoirs publics français sur ce secteur notamment dans le plan agroécologique, par une certaine demande des marchés (prix élevé du soja, alimentation bio ou alimentation humaine), voire par une tendance à anticiper le « verdissement » de la PAC 2015-2020. Cette reprise semblerait se confirmer en 2015 et le nouveau contexte semble favorable (voir Le nouveau contexte ). Cependant, il est difficile de prédire la consolidation ou non de cette tendance, et surtout d’une augmentation suffisamment significative pour parler d’un retour du rôle majeur des légumineuses en France.
Au regard de ces différentes aides, il semble que la politique d’aide à l’utilisateur (essentiellement le fabricant d’aliments du bétail) ait fortement soutenu l’essor des protéagineux dans les années 1980. Ensuite, la diminution drastique des volumes, accompagnée de différents facteurs (changement du régime des aides, développement du pathogène Aphanomyces…) ont rendu l’offre plus mineure et incertaine aux yeux des fabricants. Côté agriculteurs, la dégradation de la compétitivité économique par rapport à d’autres cultures ou matières premières a contribué à rendre ces cultures moins attractives. La compétitivité actuelle des protéagineux est ainsi moindre que celle des céréales favorisées par une augmentation régulière des rendements et des prix élevés, et celle du colza, tiré par le développement de débouchés spécialisés et/ou contractualisés comme la production de biodiesel. À l’avenir, les préoccupations environnementales pourraient amener les acteurs publics et privés à pallier l’absence actuelle de valorisation économique des services écosystémiques rendus par les légumineuses, ce qui permettrait d’affecter directement à ces cultures les bénéfices acquis sur l’ensemble du système et de les rendre plus compétitives, et ce d’autant plus si de nouveaux débouchés à plus forte valeur ajoutée se développent.
À retenir. La forte réactivité avérée aux aides publiques n’a pas assuré une compétitivité pérenne pour les légumineuses à graines, sans industrie spécifique et fidélisée.
Les accords commerciaux d’après-guerre entre les États-Unis et l’Europe ont profondément impacté l’assolement des productions végétales françaises en défaveur des légumineuses. Leur culture reste très dépendante des aides publiques dans le contexte d’un système de production agricole dominé depuis cinquante ans par la simplification des assolements et le pilotage par les intrants des systèmes des grandes cultures. Le lancement du premier plan protéines à partir de la fin des années 1970 a permis le développement rapide des légumineuses à graines, essentiellement du pois protéagineux, en France et en Europe. Si la politique interventionniste de la PAC a été réduite, contribuant à la baisse des surfaces initiée depuis le début des années 1990, des aides aux cultures protéagineuses ont été maintenues. Toutefois, puisque les surfaces continuent de diminuer, ces aides ne semblent pas permettre de compenser le différentiel de compétitivité estimé par les agriculteurs par rapport à d’autres cultures ayant des débouchés plus attractifs comme les céréales majoritaires ou des cultures industrielles. La culture du colza par exemple a connu un développement plus récent (à l’opposé exact des tendances des surfaces nationales du pois) mais plus ample, augmentant en conséquence l’offre de tourteaux, matières premières également riches en protéines : cette production a été favorisée par des opportunités d’aides publiques, relayées par la maturité d’une industrie spécialisée, et a été soutenue par des marchés porteurs tirés par une industrie spécialisée, même si les limites de ces stratégies apparaissent aujourd’hui avec les critiques des agrocarburants de première génération.
Si le processus d’intensification des élevages, entamé dans les années 1970, a réduit la pratique du système de polyculture-élevage et donc l’utilisation directe de cultures légumineuses (graines et fourrages) par les éleveurs, les fabricants d’aliments se sont eux développés en créant un fort potentiel d’usage des graines de légumineuses. En effet, l’intensification des élevages s’est accompagnée d’un recours croissant aux aliments dits « composés », fabriqués à partir de différentes matières premières pour la plupart d’origine végétale. Les volumes utilisés, par exemple en pois, ont ainsi pu être conséquents dans les années 1980-1990 (voir chapitre 1, Débouchés des graines de légumineuses en alimentation animale ) et les volumes d’utilisation potentielle sont largement supérieurs à l’offre française (Pressenda et Lapierre, 2008). Cependant, les utilisations de pois dans les aliments composés se sont fortement réduites dans les années 2000 avec la réduction de l’offre, et l’intérêt économique des légumineuses peut être rapidement mis à mal dans un contexte de marché de l’alimentation animale à moindre coût. En effet, les pratiques de la formulation des fabricants d’aliments composés, fondées sur une très forte substituabilité des matières premières, génèrent une concurrence très forte entre ces commodités (Lapierre, 2005). Dans un tel contexte de marché, notre propos visera ici à montrer que, à défaut d’un prix agricole bas, la valorisation des légumineuses doit chercher des voies de différenciation spécifique sur le marché pour contourner ou s’affranchir de cette concurrence, mais dont l’efficacité reste fortement dépendante de l’organisation des acteurs au sein des filières (Meynard et al., 2013).
Le développement des aliments dits « composés » dans les schémas d’alimentation des animaux d’élevage a permis le développement de débouchés industriels supplémentaires pour de nombreuses espèces végétales. La France fabrique aujourd’hui environ 21 Mt d’aliments par an, se situant au 2e rang européen derrière l’Allemagne. Dans ces formules, une place croissante a été donnée aux tourteaux issus de l’industrie agroalimentaire (en particulier le soja) et des agrocarburants (comme le colza). Le développement de ces marchés a conforté la production et l’usage de co-produits pour l’alimentation animale. Les tourteaux d’oléagineux occupent aujourd’hui environ 30 % des formules d’aliments composés. Les céréales (et leurs co-produits) représentent près de 60 % des taux d’incorporation, une place importante confortée par les normes d’incorporation européennes dont elles bénéficient. En revanche, les graines protéagineuses occupent maintenant une place relativement congrue, directement reliée au recul de la production : moins de 2 % des matières premières incorporées (figure 7.10) alors qu’elles représentaient plus de 10 % au début des années 1990. In fine, les matières premières utilisées par l’industrie française de la nutrition animale proviennent aux trois quarts de l’hexagone. Les tourteaux de soja proviennent eux essentiellement d’Amérique du Sud, le Brésil et l’Argentine représentant respectivement 68 % et 7 % des importations françaises de tourteaux de soja (d’après le SNIA[84] ; MAAF, 2012).
Figure 7.10. Taux d’incorporation des principales matières premières dans les aliments composés (Agreste, 2011).
Le développement de la formulation a profondément modifié l’organisation du marché de l’approvisionnement des matières premières (Sauvant et al., 2004) et a abouti à une hiérarchisation des matières premières utilisées plutôt défavorables aux graines oléoprotéagineuses françaises, car celles-ci présentent plusieurs désavantages au regard de ces différentes dimensions de la pratique de formulation (encadré 7.5).
Encadré 7.5. Les grands principes de la formulation des aliments composés.
Le principe général de la formulation des aliments composés consiste à calculer, dans une conjoncture donnée de prix, pour chaque type d’aliment, le pourcentage d’incorporation de chaque matière première permettant d’obtenir la composition nutritionnelle souhaitée, à un coût minimum. La formulation contribue donc à structurer la demande et l’offre, en mettant en regard la production agricole avec les besoins nutritionnels des élevages et leurs performances. Pour une recette alimentaire donnée, les formulateurs peuvent combiner une grande diversité de matières premières, aux profils nutritionnels complémentaires dans la formule. La formule est raisonnée à partir d’une combinaison nutritionnelle à atteindre — teneur en énergie, protéines digestibles, acides aminés (AA), minéraux, etc. — et ne dépend pas de la nature des matières premières (tourteau de soja, graines, etc.). C’est le principe de « nutriment anonyme » : la recette s’exprime sous la forme d’une combinaison de nutriments pouvant provenir de différentes matières premières.
Or, l’intérêt des matières premières pour les fabricants d’aliments composés (FAC) dépend aussi des conditions d’approvisionnement et de leur disponibilité. La pratique de la formulation prend en effet en compte de nombreux paramètres sur les conditions d’approvisionnement (prix de marché, capacité de stockage, coûts de transport, régularité, stabilité de la qualité, fiabilité du fournisseur, etc.). La formulation relève donc d’une véritable logique d’optimisation de l’outil industriel. Les formules sont le résultat d’une interaction étroite entre le formulateur (davantage connecté aux besoins des éleveurs) et l’acheteur de l’usine (davantage connecté au marché et aux conditions d’approvisionnement). Si la notion de « prix d’intérêt » d’une matière première (prix de marché au-dessus duquel une matière première devient moins intéressante qu’une autre par rapport à son apport nutritionnel) est souvent utilisée (encadré 7.6), il paraît plus juste de parler de « prix de substitution », notion prenant en compte l’ensemble des conditions économiques liées à l’approvisionnement, au stockage et à la transformation/assemblage, qui orientent les choix de matières premières. Il apparaît alors que si le prix de marché de la matière première, qui peut contribuer jusqu’à 70 % au coût de l’aliment (Bris, 2011), est un poste sur lequel les FAC ont peu de marge de manœuvre, les conditions d’approvisionnement (impactant les coûts de transaction), les conditions de stockage (disponibilité des cellules) et de transformation technologique, sont autant de leviers sur lesquels les FAC peuvent jouer dans l’optimisation économique de leurs formules d’aliments.
Malgré la large gamme de matières premières utilisables et les différents leviers de l’outil industriel sur lesquels les FAC peuvent jouer, leur schéma d’approvisionnement s’est finalement fortement standardisé autour du couple tourteaux-céréales, et plus précisément du couple soja-blé au regard du complexe protéines-énergie (chapitre 4). Cette standardisation s’explique d’abord par une tendance à la simplification des formules dans une logique d’économie d’échelle et de massification des approvisionnements. Ainsi, la plupart des usines étant polyvalentes (80 % des usines fabriquent des aliments pour différents types d’élevages, d’après le Céréopa), les FAC tendent à privilégier des matières premières également polyvalentes (utilisables dans différentes gammes d’aliments).
Encadré 7.6. Incorporation potentielle du pois dans les formules selon son prix d’intérêt.
Le modèle Prospective Aliment[85] simule, à l’échelle de la France entière (divisée en 9 régions intégrant les coûts spécifiques d’approvisionnement), la consommation potentielle de matières premières du secteur des aliments composés (hors fabricants d’aliments à la ferme — FAF). Ce modèle montre, par exemple, que sur la campagne 2012/2013, les prix moyens observés auraient permis l’incorporation de près de 250 000 tonnes de pois ; le réel observé ayant été de moins de 200 000 t du fait de l’offre limitée. Sur la base des pratiques de formulation, une réduction de seulement 5 % de ce prix moyen permet l’incorporation de près de 750 000 tonnes de pois qui seraient utilisées essentiellement par les formules porcines mais également, et dans une moindre mesure, dans les formules pour vaches laitières et volailles. Cela montre la forte élasticité de la demande, puisque la hausse de l’offre est rapidement absorbée avec un ajustement de prix très limité, comme lors du doublement de l’offre entre 2009 et 2010.
Rappelons que le prix du pois est directement lié aux prix des autres matières premières énergétiques et azotées entre lesquelles le pois se situe, et principalement du blé et du tourteau de soja (sa valeur est intermédiaire, souvent de 10 à 25 % au-dessus du prix du blé).
Figure 7.11. Simulation du volume de pois incorporable dans les aliments composés en fonction de son prix, dans le contexte campagne 2012/2013 (prix moyen du blé 234 €/t, maïs 231 €/t, pois 282 €/t).
Si les productions animales « standards » permettent aux formulateurs de jouer davantage sur la substituabilité des matières premières (cahiers des charges moins exigeants sur la composition des aliments) et de réaliser ces économies d’échelle, certaines filières visent des critères de production (en quantité ou en qualité) qui contraignent les formulateurs à privilégier une matière première plutôt qu’une autre. D’après les études du Céréopa, les formulateurs gèrent aujourd’hui plus de 500 cahiers des charges selon les contraintes imposées par certaines marques nationales ou de la grande distribution, couplées aux appellations officielles de la qualité et de l’origine. Par exemple, dans la filière porcine, qui est une filière d’élevage utilisant déjà le plus de pois protéagineux[86], les produits vendus sous le label « sans OGM » ont un taux d’incorporation de pois plus élevé que la viande de porc standard.
Pour autant, malgré ces quelques filières d’élevage en faveur de l’utilisation du pois, cette espèce, qui reste la première des légumineuses à graines cultivées en France, souffre d’un fort manque de compétitivité par rapport aux autres matières utilisées dans ce secteur. Si l’utilisation des protéagineux en alimentation animale en France a atteint 2,5 Mt à la fin des années 1980, son niveau se situe depuis 2011 en dessous des 200 000 t pour les fabricants d’aliments du bétail (un volume d’environ 150 000 t reste exporté pour des fabricants industriels européens), d’après les données de bilan Unip[87]. Les soutiens des politiques agricoles n’ont ainsi pas suffi à renforcer la compétitivité de ces espèces sur le marché de l’alimentation animale au regard des importations croissantes de tourteaux de soja et du développement du maïs. Les aides instaurées après l’embargo sur le soja des années 1970 et renforcées à la fin des années 1980 n’ont pas trouvé de relais pour relancer durablement la production de pois, dont les surfaces sont en chute depuis le début des années 1990. Différents facteurs économiques dans ce secteur peuvent expliquer cette baisse de compétitivité, comme cela peut être observé sur le pois.
Le pois protéagineux a un profil nutritionnel qualifié « d’intermédiaire », au regard de sa composition énergétique et protéique. Principalement concurrencé dans les formules par le couple tourteau de soja–blé, matières premières respectivement très concentrées en protéines et en amidon, le pois est donc hautement substituable. Le développement récent d’autres co-produits de l’industrie agroalimentaire, mais également de l’industrie de l’éthanol (drèches) et des agrocarburants (tourteaux de colza, tournesol…) a élargi la gamme des matières premières substituables et renforcé le défaut d’attractivité du pois.
De plus, dans un souci de réduction des rejets azotés, les teneurs en matière azotée totale (MAT) des régimes sont réduites et la formulation se fait en acides aminés digestibles. Ainsi, les acides aminés de synthèse occupent une place croissante et participent à la simplification des formules qui laisse moins de place aux matières premières intermédiaires telles que le pois. Ainsi, même si l’intérêt majeur du pois réside dans sa teneur en lysine, le développement de la fabrication de lysine de synthèse (et plus généralement des acides aminés de synthèse) affecte son attractivité auprès des FAC.
La concentration géographique des FAC dans les zones d’élevage pénalise le recours à des productions végétales dispersées sur le territoire. Les usines se situant au plus près de leurs clients (les élevages), la demande est en effet généralement concentrée dans certaines régions, comme en Bretagne qui recense 40 % des usines de fabrication des aliments. La logistique étant un paramètre important dans la démarche d’optimisation de la formulation, la localisation de l’offre peut donc poser des problèmes d’accessibilité des matières premières aux usines, tout particulièrement lorsque leur culture est éclatée sur le territoire et en faible quantité, alors que d’autres matières arrivent en grande quantité dans les ports situés à proximité. Ce problème d’accessibilité se pose particulièrement pour le pois, et plus généralement pour les légumineuses à graines qui représentent aujourd’hui moins de 2 % de la SAU. L’approvisionnement pour des matières produites en faibles quantités et dispersées géographiquement augmente les coûts de transaction, c’est-à-dire l’ensemble des coûts subis pour acheter un volume (prix d’achat, transports, contrôles, etc). Quant au blé, autre concurrent du pois, il est disponible et accessible en grande quantité dans les silos des coopératives bretonnes. Ensuite, la multiplication des cahiers des charges contraint à choisir des formules « globales » facilement adaptables, où le pois trouve plus difficilement sa place car ses atouts zootechniques pour les autres animaux sont moindres comparativement aux porcs (chapitre 4), et au regard des cahiers des charges des volailles sous label qui imposent 65 % à 85 % de céréales.
Par ailleurs, à défaut de contrats, l’impossibilité de s’approvisionner à termes, c’est-à-dire au-delà de la fin de l’année (période où les volumes sont alors très faibles), renforce le manque de visibilité sur l’offre du pois pour les FAC. Cependant, ce relatif manque de visibilité pourrait être pallié par une politique commerciale offensive des organismes stockeurs (OS) sur l’alimentation animale. Or, d’une part, ce secteur est considéré comme une variable d’ajustement au vu d’une multiplication des co-produits qui ne favorise pas la mise en avant du pois comme une matière première de qualité ; d’autre part, l’émergence récente de débouchés en alimentation humaine, mieux valorisés (par exemple, les pois jaunes à l’export), réoriente la politique commerciale des OS en faveur de ce marché, ce qui réduit la disponibilité pour l’alimentation animale dans le cas où la production est limitée. Le prix du pois devient alors intéressant pour les FAC dans le cas où l’OS, en fin de campagne, doit libérer une cellule de stockage et décide de « se débarrasser » du pois invendu. Le FAC n’a donc pas intérêt in fine à s’engager sur un prix ferme en début de campagne, n’incitant donc pas les OS à mettre en avant le pois comme une espèce d’intérêt pour ce marché. De plus, avec la forte volatilité des cours qui caractérise ce marché des matières premières pour l’alimentation animale (indice IPAMPA), les fabricants d’aliments du bétail ont des stocks réduits (faible couverture) ; les flux sont tendus ce qui n’incite pas à une politique de contractualisation ou d’anticipation des achats. Il n’y a donc pas de coordination forte entre l’amont et l’aval pour cette espèce dans ce débouché, qui souffre ainsi d’un manque de volume, qui s’auto-renforce.
Derrière les défauts de compétitivité du pois dans les formules pour l’alimentation animale, apparaissent donc des problèmes de coordination majeurs au sein de la filière. Les incitations économiques et informationnelles ne se diffusent pas auprès de l’ensemble des acteurs, et notamment des agriculteurs. Aussi, une meilleure coordination horizontale (amont-aval), mais aussi verticale, serait une condition essentielle à la production et l’utilisation de pois protéagineux à une plus large échelle (encadré 7.7). Les freins à la production, et surtout à la valorisation de cette culture, peuvent être adressés de manière partagée entre les acteurs, notamment en ce qui concerne les questions d’ordre logistique comme la capacité de stockage (adaptée aux volumes de pois) et la massification des approvisionnements (« re-concentrer » dans des silos l’offre géographiquement dispersée), ainsi que les questions de mise en marché comme la capacité d’anticipation des volumes par les FAC. À l’inverse, sur les marchés exports pour l’alimentation humaine, le surplus de valeur ajoutée permis incite certaines coopératives exerçant du « trading » à l’international à regrouper les offres dispersées d’autres coopératives (la coopérative trader réalisant un bénéfice sur cette massification de l’offre auprès d’acheteurs internationaux).
Encadré 7.7. Vers une plus forte coordination amont-aval pour mieux valoriser les légumineuses.
Favoriser la contractualisation
La contractualisation des surfaces est un mécanisme potentiellement efficace pour permettre aux légumineuses de se démarquer de la concurrence du marché spot. Mais ces mécanismes de contractualisation reposent sur la reconnaissance d’une qualité spécifique pour légitimer un besoin de sécurisation de cette production (Ménard, 2012). À défaut d’une reconnaissance nutritionnelle spécifique dans son usage pour les animaux, la mise en avant de qualités environnementales pourrait constituer une forme d’actif spécifique.
Mettre en avant les services écosystémiques des légumineuses
D’abord, la mise en avant de services écosystémiques spécifiques, notamment au regard des enjeux de fertilisation et de réduction des pollutions par les nitrates, favoriserait une meilleure diffusion des informations sur la culture des protéagineux et plus largement des légumineuses (références technico-économiques) et servirait la durabilité d’autres productions végétales. Ensuite, les filières d’élevage peuvent être amenées à jouer un rôle dans leur contribution à la réduction des GES par leur choix d’alimentation et d’approvisionnement. Un repositionnement des légumineuses dans ces choix de production permettrait ainsi d’établir une contribution non négligeable de ces acteurs à ces différents enjeux environnementaux (fertilisation, changement climatique…), nécessitant une meilleure coordination entre filières puisque le partage d’enjeux incite à la coordination des actions.
Vers une contractualisation agriculteurs-FAC qui nécessite le maintien d’aides spécifiques
Cette coordination pourrait notamment prendre appui sur de nouveaux arrangements contractuels de type « contrats tunnel » entre agriculteurs et FAC, tels qu’expérimentés par la filière Bleu-Blanc-Cœur pour la production de lin oléagineux (Charrier et al., 2013 ; Magrini et al., 2014), ou directement entre agriculteurs et fabricants d’aliments à la ferme (FAF), tels que des projets en cours de réflexion par la filière porcine dans certaines régions. Néanmoins, face aux niveaux actuellement très élevés de rémunération des cultures céréalières concurrentes, il reste difficile de trouver une entente sur la définition d’un prix d’intérêt commun : suffisamment élevé pour l’agriculteur et acceptable pour l’éleveur. Le maintien d’aides spécifiques demeure alors essentiel pour parvenir à une convergence d’intérêts entre cultivateurs et éleveurs à l’échelle territoriale, montrant la nécessité de combiner différents leviers organisationnels pour restructurer la production des protéagineux dans ce secteur.
Par ailleurs, sur le plan de la nutrition, l’émergence de nouveaux débouchés à plus haute valeur ajoutée en alimentation humaine ouvre des opportunités intéressantes pour le pois protéagineux (Géhin et al., 2011 ; Magrini et al., 2014). Si ces nouveaux marchés « détournent » les volumes de protéagineux de l’alimentation animale, il est susceptible de générer un intérêt croissant pour ces cultures de la part de certains opérateurs, voulant investir dans la filière pour lever différents verrous. Ce positionnement des acteurs rendraient les protéagineux « moins substituables », car recherchés spécifiquement par des industriels ciblant des marchés spécifiques tels que celui des ingrédients fonctionnels de l’agroalimentaire, secteur pour lequel les contrats de production se sont développés ces dernières années afin de sécuriser les approvisionnements des industriels. Le développement de ce débouché est donc susceptible de relancer les volumes produits, tout en libérant des lots de moindre qualité (« déclassés ») vers l’alimentation animale (comme cela se pratique pour les blés). Nous pouvons également imaginer que le développement du pois et autres protéagineux pour l’industrie agroalimentaire soit susceptible de générer des co-produits pour l’alimentation animale, selon les nutriments visés. In fine, le développement de nouveaux débouchés est susceptible de contribuer à une valorisation globale de l’espèce (en trouvant des synergies entre débouchés) plus intéressante que sa seule valorisation sur le marché de l’alimentation animale.
À retenir. Une compétitivité-coût et hors-coût à renforcer pour un usage des protéagineux en alimentation animale.
Les protéagineux présentent un profil nutritionnel intermédiaire entre matières riches en amidon (énergie) et matières riches en protéines, et, malgré leurs bons potentiels d’usage en alimentation animale, ils restent fortement substituables aux autres matières premières incorporées dans les formules. Les volumes concernés sont importants lorsque l’offre est suffisante. Mais l’insuffisante compétitivité économique de ces espèces sur ce marché interroge leur avenir pour ce débouché si le contexte ne change pas. Ceci oriente les réflexions sur des voies complémentaires pour de nouvelles valorisations en alimentation humaine. La donne pourrait être différente si le contexte économique ou sociétal évolue : si une ascension forte des cours du soja (tension actuelle avec plus de la moitié des importations de soja mondiales captées par la Chine) conduit à une ré-évaluation du prix d’intérêt des protéagineux ou de la luzerne déshydratée dans les formulations ; si les éleveurs et consommateurs adhérent à une meilleure valorisation des matières premières d’origine locale (ou française) et/ou des services écosystémiques rendus par le choix de formules riches en protéagineux et autres légumineuses pour les animaux.
Sur les dernières campagnes agricoles, plus d’un tiers de la production de légumineuses à graines était à destination des marchés de l’alimentation humaine : nombre de coopératives affichent récemment ce type de marché comme une nouvelle priorité commerciale. Ces nouveaux débouchés à plus haute valeur ajoutée en alimentation humaine sont des opportunités intéressantes pour ces cultures de diversification (Guéguen et al., 2008 ; Géhin et al., 2011 ; Voisin et al., 2013) ; d’autant plus que plusieurs analyses stratégiques collectives récentes[88] conduisent à estimer un fort potentiel de développement de ce débouché d’ici 2050 face à la croissance de la population mondiale qui conduira à terme à un reéquilibrage des régimes alimentaires en faveur des protéines végétales (voir Quelles perspectives pour les légumineuses à graines dans la transition alimentaire des régimes occidentaux ? ). Il existe donc de fortes potentialités pour le développement de ces espèces à destination de l’alimentation humaine courante, mais également pour répondre à des besoins de réponse importants pour des marchés spécifiques (concentrés protéiques pour les seniors, les sportifs…), pour le développement de la restauration hors foyer (restauration collective, plats préparés, snack food…), ainsi que pour répondre aux attentes croissantes d’amélioration du profil nutritionnel des produits alimentaires en conformité avec les plans nationaux liés à l’alimentation. L’ensemble de ces considérations sont susceptibles d’offrir aux légumineuses un renouveau de production, avec des innovations technologiques pour l’industrie agroalimentaire créatrices d’activités, et à l’amont une incitation économique plus forte pour introduire ces espèces dans la sole cultivée. Comme expliqué précédemment (voir Diversité d’utilisation des produits de récolte
et Ingrédients fonctionnels issus de légumineuses : des segments de marché et des acteurs industriels variés
), deux grands segments de marché (et de types de consommation) se distinguent : l’offre de graines entières, vendues crues ou cuisinées, et l’usage des graines transformées (ingrédient fonctionnel en industrie agroalimentaire) pour une offre de produits finis divers. Le tableau 7.2 résume les principaux débouchés. Nous renvoyons le lecteur sur le chapitre 1 pour un repérage statistique plus fin de ces débouchés dans le temps. Les produits et rayons alimentaires dans lesquels les matières protéiques des légumineuses s’insèrent sont différents selon les espèces, comme l’illustre la figure 5.1. Rappelons que la principale source de protéines végétales utilisées comme ingrédient est le blé.
Tableau 7.2. Principaux débouchés actuels des légumineuses à graines produites en France (moyenne de cinq campagnes, de 2009 à 2014, des données Bilan Onidol-Unip et Agreste) et tendances du marché historique et du potentiel.
Principaux débouchés | Alimentation animale | Alimentation humaine | |||
Graines entières | Graines entières dans le produit vendu | Graines transformées | |||
Légumes secs | Export protéagineux | Aliments aux légumineuses (type soyfood) | Fractionnement pour production d’ingrédients | ||
Volume des graines mises en œuvre | 400 kt + 270 kt exportées | < 80 kt | 270 kt | 20 kt | 100 kt |
Principales espèces | Pois, féverole | Lentilles, haricots, pois cassés, pois chiche… | Pois, féverole | Soja | Pois, soja, lupin, féverole |
Grandes tendances du marché | Part réduite depuis 2000 (en proportion de la production). Marché historique, à volume potentiel très large (estimé de 4 à 12 Mt pour le pois en UE) et directement fonction de l’offre, mais soumis à une très forte concurrence des autres matières (dont le soja essentiellement importé). | Marché traditionnel très concurrencé (importations), à volume moindre que l’alimentation des animaux mais à plus forte valeur ajoutée. Poids des labels, efforts récents de modernisation et de transformation agroalimentaire (graines seules ou mélangées). | Marchés tiers instables (Égypte, Pakistan…). Une demande croissante en Chine et en Inde. Accès au marché réussi depuis 1999 mais forte concurrence notamment du Canada et de l’Australie. | Multiples marchés : BVP (boulangerie-viennoiserie-pâtisserie) ; viandes ; produits traiteurs, biscuits snack céréales ; produits diététiques ; poisson ; produits frais ; babyfood. Innovation technologique continue, marchés en croissance, avec un besoin de renforcement de la traçabilité sur l’origine (en général mention de l’espèce végétale d’origine, mais rarement du pays de production). Marché des soyfoods en augmentation de 8 % par an sur les 5 dernières années. Potentiel important pour les MPV à moyen et long terme. |
Les différents bénéfices nutritionnels et comportements du consommateur sont exposés dans le chapitre 5. Nous proposons ici d’analyser certaines dynamiques socio-économiques de ces marchés, tout particulièrement pour comprendre comment enclencher des rendements croissants d’adoption en faveur de ces espèces alors que jusqu’à présent le débouché de l’alimentation animale ne l’a pas permis.
Le marché des légumes secs reste confidentiel en France (voir Débouchés en alimentation humaine en chapitre 1) avec une consommation alimentaire inférieure à 2 kg/an/habitant, tandis que le marché export des protéagineux connaît un fort développement depuis le début des années 2000.
La consommation directe des graines désigne les marchés traditionnels des légumes secs (lentilles, haricots, pois cassés, pois chiche…), dont un tiers est sous un signe officiel de qualité et de l’origine (SIQO) à la fin des années 2000 (d’après les données de l’Inao), auxquels s’ajoute une multiplication de labels privés, valorisant l’ancrage territorial de ces productions pour faire face à la concurrence des importations très importantes sur ce marché (50 % des légumes secs consommés en France sont importés d’après la Fédération nationale des légumes secs). Ces signes de qualité sont souvent accompagnés de circuits de commercialisation locaux (Mormont et van Huylenbroeck, 2001). La faiblesse des volumes produits (bassins de production limités, rendements de seulement 15 à 20 q/ha – voir La production française de lentilles, pois chiches et haricots en chapitre 1) et la forte présence de labels publics ou privés conduisent à caractériser ces marchés de niche[89]. Les stratégies de labellisation sont très tôt apparues dans ce secteur pour se différencier des productions importées. Les labels officiels (AOP/IGP ou Label Rouge) concernent essentiellement la lentille et le haricot, comme l’illustre la figure 7.12. Une explication de l’importance des importations dans ce secteur réside dans le différentiel de prix par rapport aux productions nationales et le faible nombre d’opérateurs industriels dédiés à ce secteur. Beaucoup d’industries de la conserverie (débouché principal pour la transformation des légumes secs) sont des opérateurs des légumes frais qui cherchent à rentabiliser leur outil de production en période creuse.
Figure 7.12. Positionnement des labels dans la production des lentilles et haricots français en 2010. Source : Agreste, SAA, Inao/ODG, OTSIQO, 2010.
AOP, appellation d’origine contrôlée ; IGP, indication géographique protégée ; LR, label rouge.
Deux stratégies de commercialisation semblent se distinguer au sein de ce marché :
la valeur ajoutée des graines commercialisées directement par les coopératives agricoles repose essentiellement sur la garantie du respect d’une qualité spécifique relative à un label officiel ou privé (Allaire, 2002, 2012), sans innovation de procédé. Ces coopératives cherchent souvent à développer localement un tissu industriel de valorisation des produits transformés (conserverie, plats préparés) ;
les grands groupes agro-industriels qui ont investi ce marché, comme les groupes Soufflet ou Tipiak, cherchent plus à commercialiser des produits innovants tels que ceux permettant de réduire les temps de cuisson ou de préparation (sachets à cuisson rapide), sans s’appuyer spécifiquement sur des signes officiels de la qualité et de l’origine (leurs volumes de production nécessitent en effet le recours aux importations du fait de la faible production française)[90].
Bien que stable sur les 30 dernières années, la consommation de légumes secs reste réduite à une part congrue comparativement à la consommation de pâtes ou de pommes de terres par exemple (chapitre 5). La faible diversification au champ se révèle ainsi dans nos assiettes (tableau 7.3).
Tableau 7.3. Principales sources de féculents consommées en France (Agreste-Memento Alimentation 2011)
Blé tendre (diverses transformations…) | Pommes de terre (frais et transformé) | Blé dur (pâtes, semoule…) | Légumes secs (lentilles, haricots…) | |
Quantité consommée (donnée 2009) | 90 kg/hab | 50 kg/hab | 15 kg/hab | 1,6 kg/hab |
Le marché de la consommation des légumes secs souffre souvent d’une image désuète auprès du consommateur (voir Consommation et perception par le consommateur des légumes secs et produits issus de légumineuses à graines en chapitre 5). De nouveaux efforts d’innovation sont donc nécessaires pour conférer à ces graines (pois, lentilles…) une image plus attractive, en les rendant notamment plus pratiques à cuisiner et en valorisant la complémentarité nutritionnelle céréales-légumineuses. De tels efforts d’innovation (pré-cuisson, extrusion, farines mix) ont été couronnés de succès dans le cas des produits céréaliers. On peut imaginer que des transferts technologiques entre secteurs de l’agroalimentaire puissent favoriser la mise au point de nouveaux produits de grande consommation. En effet, la mise au point de nouvelles techniques de pré-cuisson des grains de céréales (chauffage ohmique, traitement par micro-ondes, à la vapeur, sous vide…) a permis de proposer de nouvelles gammes de produits sous forme de grains à temps de réhydratation rapide. Le blé dur a été le premier à bénéficier de ces technologies dites HTST (High Temperature Short Time) avec la marque Ebly. Cette innovation a notamment permis de conforter la production de blé dur autour du bassin de Châteaudun, lors de la réforme de la PAC de 1992 qui avait supprimé l’aide au blé dur dans cette région. Cependant, c’est le riz qui a été le principal bénéficiaire de ces innovations. Son temps de préparation a été réduit à moins de 5 minutes, voire encore moins avec les produits préparés sous sachet micro-ondable ou les produits dits « à poêler ». L’application de ces techniques aux légumineuses permet à la fois de diminuer, mais aussi d’uniformiser, les temps de réhydratation quelles que soient la taille et la structure des graines. Cela ouvre la voie à de nouvelles gammes de produits (mélanges de grains et graines) faciles à préparer (puisque de temps de préparation identique) et d’un intérêt certain d’un point de vue nutritionnel, le chapitre 5 ayant mis en avant leur complémentarité protéique dans l’apport des acides aminés indispensables. De tels produis sont déjà présents mais principalement confinés à des voies de distribution spécialisées, rayons « bio » ou « nature » (éthique ou végétarien).
La reconnaissance de cette complémentarité nutritionnelle a conduit aussi récemment au lancement de nouveaux produits transformés tels que des pâtes combinant des farines de légumineuses et de céréales.
La France exporte aujourd’hui plus de 150 000 t de pois et plus de 200 000 t de féverole vers des pays où la consommation de ces graines est plus courante (Inde, Égypte, notamment). Mais la faiblesse des volumes exportables pour la France pénalise son positionnement sur les marchés internationaux, notamment sur les marchés de la Chine et de l’Inde où les exportations canadiennes sont mieux positionnées, et bien que les productions françaises soient jugées par les courtiers français comme de très bonne qualité. La parité monétaire entre le dollar et l’euro contribue aussi à pénaliser les exportations françaises vers ces pays tiers. Néanmoins, face à la très forte croissance démographique de ces pays émergents, le développement de ces marchés export devrait se poursuivre et in fine contribuer à orienter la production française vers de nouvelles exigences qualitatives par rapport aux critères de l’alimentation animale qui constitue encore en France le débouché privilégié pour la sélection variétale de ces graines.
En plus des marchés traitant des ventes de graines entières (crues ou pas), il existe le marché des aliments de type soyfoods (que l’on pourrait nommer « aliments aux légumineuses »), composés de produits contenant uniquement des légumineuses dont les graines ont été transformées en aliments liquides ou solides, et le marché des ingrédients nutritionnels et/ou fonctionnels, c’est-à-dire des ingrédients issus du fractionnement des graines, qui sont incorporés, avec d’autres matières premières, dans des produits complexes par l’industrie agroalimentaire, au même titre que diverses protéines animales. Les différents types de ces MPV et de leurs débouchés actuels sont décrits dans les chapitres 1 et 5. Le marché des MPV connaît globalement depuis une trentaine d’années une croissance régulière liée à des innovations de procédés, mais également de produits dans la poursuite d’une industrialisation croissante du secteur agroalimentaire face à l’augmentation de la restauration hors foyer et à la segmentation de plus en plus forte des produits selon les âges et modes de vie, mais aussi les besoins spécifiques (tels que des apports nutritionnels spécifiques pour les sportifs). Ces innovations constituent autant de niches de marché (Guéguen et al., 2013). Rappelons ici quelques-unes des innovations technologiques qui se développent depuis le début des années 2000 (voir également chapitres 1 et 5).
Les farines de légumineuses tendent à se développer pour une incorporation dans des produits courants. En pâtisserie, sa couleur jaune et ses propriétés émulsifiantes permettent au lupin de remplacer l’œuf. Le secteur des pâtes alimentaires a également été investi, soit en complément de la farine de blé (encadré 7.8), soit en utilisation pure (citons par exemple les sociétés Nutrinat ou Céréavie, avec un brevet en 2010 sur les produits de cette dernière dénommés « Créatelles »). Le groupe Soufflet propose également depuis 2012 des farines de différentes légumineuses sous la marque « Léguminelles ». Il existe également des développements de pains enrichis en protéines.
Le secteur des ingrédients incorporés dans les produits des rayons BVP, traiteur, viande, snacks, ou autres, connaît aussi des dynamiques récentes, avec des investissements et innovations technologiques pour la préparation des ingrédients. Par ailleurs, ces acteurs sont aussi dépendants de leurs clients à savoir les industries agroalimentaires qui achètent ce type d’ingrédients, qui tendent à se diversifier et pourraient devenir plus sensibles au discours sur les protéines végétales (voir Intérêts des industriels en chapitre 5).
Les industriels proposant ou valorisant ces MPV sont pour la plupart adhérents du GEPV . Des recherches à long terme visant à améliorer les propriétés fonctionnelles des protéines des légumineuses pourraient assurer une plus large diversification des usages de ces produits en tant qu’ingrédients fonctionnels. Sur le long terme, le potentiel des marchés des MPV est fort, s’il y a une volonté de remplacer une partie des protéines animales dans la consommation humaine (voir Quelles perspectives pour les légumineuses à graines dans la transition alimentaire des régimes occidentaux ?
).
Cependant, le secteur des soyfoods, historiquement plus ancré (voir Ingrédients fonctionnels issus de légumineuses ), connaît un fort développement (8 % par an ces 5 dernières années d’après Sofiprotéol, et 10-12 % auparavant). Plusieurs des acteurs sont regroupés dans l’association Sojaxa. Ils privilégient les graines de soja produites en France et sans OGM. On sait qu’en 2011, il y avait 57 kt de produits vendus (boissons et crèmes-desserts) en GMS en France (données Nielsen 2011), mais les volumes en réseaux de distribution bio et nature doivent aussi être comptabilisés.
D’autres types de produits sont aussi en cours de développement, tels que les steaks végétaux. En dehors des produits carnés incorporant des protéines végétales ou des produits à base de soja uniquement, il y a également des essais industriels sur des prototypes de « steaks » à base de légumes secs. Un tel produit à base de lentilles vertes du Puy a remporté le concours européen d’innovation alimentaire (Ecotrophelia) en 2013 par la société Ici&Là. Les progrès technologiques et les innovations produits de ce secteur peuvent être un stimulant fort au renouveau de la production de légumineuses.
Encadré 7.8. Les « pâtes » blé dur-légumineuses : un aliment d’avenir ?
Le mélange de farine de légumineuses à des farines de céréales à raison de 25-30 % permet d’obtenir des produits alimentaires, notamment des pâtes alimentaires, à faible indice glycémique. Cependant, les protéines de légumineuses n’ont pas d’aptitude à se structurer sous forme de réseau tridimensionnel, ce qui limite les possibilités de les incorporer dans des aliments sous forme de pâtes. Différentes recettes ont été testées récemment, notamment dans un projet de recherche liant l’Inra et Panzani (1er transformateur de blé dur en France), l’ANR PastaLeg, évaluant la tenue à la cuisson, les propriétés nutritionnelles et organoleptiques. Certaines formules s’avèrent concluantes (Petitot et al., 2010).
Figure 7.13. Procédé de transformation pour obtenir des pâtes mixtes blé-légumineuses. D’après V. Micard, coordinatrice ABR Pastelg, ANR-05-PNRA-0019, Conception d'aliments méditerranéens à base de blé dur et de légumineuses : Contribution de la structuration des constituants à leurs qualités nutritionnelles et organoleptiques.
Ces produits existent déjà sur le marché américain de la grande consommation des pâtes alimentaires depuis plusieurs années avec une multitude de marques. Ces pâtes s’affichent souvent sur un segment de marché à plus forte valeur nutritionnelle en communiquant à la fois sur la richesse en protéines et en fibres (comme la gamme « Pasta Plus Multi-Grains » de Barilla). Néanmoins, les conditions de leur développement en France restent à définir eu égard aux réglementations européennes des pâtes alimentaires qui sont définies exclusivement à base de farines de blé dur, et au défaut de maturité du consommateur au regard de l’intérêt nutritionnel de ces produits, deux freins possibles au développement de ces produits en France ou en Europe.
Ces innovations technologiques permettraient donc au consommateur d’accéder à de nouveaux produits d’intérêt nutritionnel. Mais une communication plus forte sur ces produits permettrait au consommateur de mieux connaître les complémentarités nutritionnelles des différentes sources de protéines végétales pouvant déclencher l’acte d’achat. En ce sens, des démarches de soutien à ces filières, via le PNNS et le PNA, pourraient être apportées comme cela a été fait dans d’autres filières agroalimentaires (Magrini et Duru, 2014). De la même manière que les agriculteurs tendent à mal percevoir les bénéfices environnementaux de ces cultures, les consommateurs ne perçoivent pas les bénéfices nutritionnels de ces produits.
Il existe donc un fort potentiel sur le marché de l’alimentation humaine pour des innovations technologiques qui pourraient être plus soutenues dans la perspective d’une plus forte consommation de protéines végétales. Mais actuellement, à défaut d’un marché intérieur innovant, ce sont les exportations « brutes » qui semblent le plus tirer le volume de production. Lorsqu’on compare la situation avec d’autres pays qui ont récemment fortement relancé la production de légumineuses à partir du marché de l’alimentation humaine, tel que le Canada, il semble qu’il y ait des complémentarités à trouver entre ces deux débouchés. La demande d’exportations soutient une production dont une partie plus faible va sur des filières de niche en développement. Mais si ce marché export n’existait pas, peut-être qu’il n’y aurait pas suffisamment d’incitation auprès des acteurs pour structurer cette production amont[91]. Notons également que les guides alimentaires officiels canadiens — et également américains — recommandent la consommation de protéines végétales issues de légumineuses à graines de façon bien plus appuyée que les guides français, créant en plus un cadre institutionnel favorable au développement des légumineuses en alimentation humaine.
À retenir. La deuxième transition alimentaire appelle à plus de protéines végétales dans nos assiettes.
La transition vers une agriculture plus durable nécessite d’être accompagnée d’une transition de nos régimes alimentaires : une diversité cultivée plus grande au champ peut se traduire par une diversité plus grande dans nos assiettes. Le contexte actuel de la transition démographique mondiale crée un fort potentiel de développement des légumineuses en alimentation humaine. En France, différents segments de marché ont déjà été investis par les groupes coopératifs et les industriels, des segments historiques basés sur la valorisation directe des graines entières auprès du consommateur (particulièrement sous label officiel ou privé) à des segments plus récents basés sur l’incorporation de ces matières dans des préparations alimentaires reposant sur des innovations technologiques. Ces nouveaux débouchés en plein développement pourraient contribuer à redynamiser la production amont.
Si les légumineuses à graines sont fortement concurrencées sur le marché de l’alimentation animale, principalement pour le débouché des aliments composés, le secteur des fourrages présente des dynamiques contrastées. Rappelons d’abord que les prairies ont largement été concurrencées par l’extension des grandes cultures (spécialisation des territoires, soit en productions animales, soit en productions végétales) réduisant les zones de prairies (comprenant des légumineuses prairiales) (voir Productions des légumineuses fourragères en chapitre 1), et le développement des fourrages annuels. En effet, la révolution fourragère des années 1960-1970 (voir Les légumineuses fourragères en tant que cultures monospécifiques
en chapitre 1) a incité la production intensive de fourrages, et donc celle de légumineuses en culture monospécifique ; mais l’apparition des engrais azotés industriels a minoré le rôle des légumineuses dans les années 1970 et favorisé l’utilisation du maïs ensilage complémenté par des tourteaux d’oléagineux. La demande sociétale d’après-guerre de productivité agricole et les technologies industrielles restent des déterminants importants de l’évolution des pratiques des éleveurs.
Si les surfaces de légumineuses en culture monospécifique ont fortement régressé, le développement des prairies d’associations de graminées et de légumineuses (trèfle blanc et luzerne) dans l’ensemble des régions d’élevages de ruminants peut être vu comme emblématique d’un certain regain d’intérêt pour les légumineuses. Aujourd’hui, plus de la moitié des prairies semées le sont en associations de graminées et de trèfle blanc comparé à 10 % en 1985 (Peyraud et al., 2009). Les associations à base de trèfle blanc sont essentiellement utilisées en pâturage. Celles avec le trèfle violet sont principalement utilisées en ensilage (Le Gall, 1993) ; la luzerne est utilisée sous forme d’ensilage, d’enrubannage et de foin quand elle est seule ou en association, et également sous forme de fourrage déshydraté quand elle est en culture pure.
Actuellement, sous la tension des prix à la hausse des matières premières et notamment du soja (face à la demande mondiale croissante), la problématique de l’autonomie protéique revient en force chez les éleveurs. Cette volonté de récupérer de l’autonomie protéique est une préoccupation particulièrement forte chez les polyculteurs éleveurs (autonomie de l’exploitation agricole), mais aussi pour les pouvoirs publics (autonomie territoriale ou sécurisation de l’approvisionnement national). Du côté des producteurs de bovin lait l’exemple développé dans l’encadré 7.2 montre par ailleurs que même si ceux qui développent la production de luzerne pensent a priori autonomie, ce sont finalement les atouts agronomiques qui les ont convaincus a posteriori.
Les économies d’agglomération ont favorisé la spécialisation et la concentration régionale des activités, d’autant plus que la proximité géographique des exploitations et des industries accroît aussi l’efficacité et facilite la diffusion des innovations ce qui auto-entretient le double processus d’intensification et de spécialisation. Toutefois, les préoccupations environnementales poussent également à reconsidérer la spécialisation des territoires sur un seul type de productions, soit en organisant des échanges de matières (aliments et effluents par exemple) entre bassins spécialisés, soit en recréant des territoires avec chacun une mixité de productions animales et végétales (notamment dans le cas des ruminants). Cette seconde voie, qui apparaît logique de prime abord, est en fait difficile à mettre en œuvre car elle se heurte à des besoins d’investissements importants et de réorganisation de filières tout en perdant en partie les avantages économiques de la concentration. La première piste se heurte à la difficulté et au coût de transport des volumes importants de produits à faibles valeurs ajoutées (pailles ou effluents). Le développement de technologies innovantes, telles que la production d’engrais normalisés à partir des effluents, pourrait être à même de lever ce verrou, les marges de manœuvre apparaissant en fait plus importantes en termes de technologies qu’en termes d’organisations territoriales.
En termes d’organisation marchande, soulignons que le marché des légumineuses fourragères est limité à la luzerne déshydratée (et ce malgré de fortes demandes en Europe, Afrique du Nord, Moyen-Orient et Extrême-Orient) et à un commerce de foins, réduit en volume, avec toutefois une exception notable dans le cas d’une AOC, le foin de Crau.
Pour ce qui est des acteurs, on observe actuellement quelques initiatives locales qui, même si elles sont anecdotiques, peuvent illustrer la recherche d’innovations par des groupes locaux : par exemple celle autour du sainfoin (aux vertus nutraceutiques) en Aveyron, dont la relance de la production a été permise par des semences paysannes et vise à s’adapter au changement climatique.
La filière luzerne déshydratée représente une filière à part entière. Malgré une petite taille à l’échelle du secteur de l’alimentation animale, sa structure et son évolution sont relativement originales par rapport aux autres grandes productions végétales. À sa création dans les années 1950-1960 dans les bassins de production fourragère (nombreux à l’époque, et particulièrement en luzerne), elle a toujours connu deux types d’organisation qui ont évolué en parallèle. Même si ces deux types d’organisations ont pour base commune d’être en système très majoritairement coopératif, leur fonctionnement est différent :
une filière basée sur les bassins céréaliers avec une démarche commerciale très poussée, les producteurs de luzerne sont propriétaires des outils de déshydratation, les consommateurs sont basés dans les bassins d’élevage. La mise à disposition des produits déshydratés est réalisée à travers une activité commerciale organisée par des tiers liés aux coopératives de production (comme France Luzerne, puis Désialis, filiales de coopératives de production) ou indépendants (courtiers en matières premières, entreprises d’alimentation animale) ;
une filière localisée dans les bassins d’élevage avec un système de prestation de service où les producteurs de luzerne sont aussi les consommateurs (éleveurs). La coopérative est alors un prestataire de services qui assure la récolte et le séchage des luzernes (avec éventuellement d’autres services associés).
La dimension économique de l’activité n’est pas perçue de la même façon par les acteurs de ces deux filières. Dans le premier cas, la décision de mise en culture de la luzerne sera prise en fonction du niveau de rémunération à l’hectare qu’elle offre comparativement à d’autres productions végétales (au-delà du simple calcul de marge brute, d’autres facteurs pourront être pris en compte à l’échelle de la rotation : moindre charge de travail, effet agronomique sur les autres cultures, absence d’assurance grêle…). L’utilisation de la luzerne par les éleveurs (consommateurs) sera alors décidée en fonction d’une analyse concurrentielle du marché au moment de l’achat et de la performance commerciale du vendeur au moment du besoin. Dans le deuxième cas, les décisions de production et de consommation sont prises par le même acteur au même moment ce qui en fait une organisation a priori plus robuste.
L’évolution de la filière luzerne déshydratée montre cependant que ce sont les coopératives situées dans les bassins de grandes cultures qui ont le plus tiré profit du développement de l’activité déshydratation (fin des années 1970) et ont le mieux résisté à son ralentissement (depuis le début des années 2000). Les raisons sont au moins au nombre de trois. Contrairement aux zones d’élevages, les bassins céréaliers bénéficient d’un contexte pédoclimatique plus favorable aux grandes cultures, et en particulier à la luzerne, ce qui permet une productivité par hectare plus importante, réduisant ainsi les coûts de récolte et permettant le traitement de plus grandes surfaces par usine. Les coûts variables sont plus favorables. Les installations localisées dans les bassins céréaliers ont une période d’activité plus longue car au-delà de la période de fonctionnement de 6 mois correspondant à la période de végétation de la luzerne, elles bénéficient très souvent d’un supplément d’activité de 3 mois correspondant au traitement des pulpes de betteraves. Les coûts fixes sont donc aussi plus favorables. La plus grande solidité financière des entreprises des bassins céréaliers a permis à celles-ci de mieux résister aux différentes crises qu’a subies la filière dans sa globalité : crises énergétiques, crises de marché.
Dans sa globalité, la filière de la luzerne déshydratée a toujours bénéficié de soutiens européens (depuis les années 1970), qui ont atteint leurs plus hauts niveaux au début des années 1990 pour être pratiquement réduits à zéro depuis 2012. Grâce à des efforts de restructuration des entreprises, une évolution des pratiques conduisant à une réduction des coûts énergétiques et un contexte de marché favorable, l’activité se poursuit. Mais un retour à un contexte de marché tel qu’il existait avant la fin des années 2000 ferait peser des risques sur l’équilibre économique de cette filière.
À retenir. Les enjeux des filières des légumineuses fourragères relèvent des stratégies locales des élevages mais surtout de l’amélioration des technologies.
Comme dans la situation des légumineuses à graines en alimentation animale, les légumineuses fourragères ont souffert d’un défaut de compétitivité par rapport à d’autres ressources fourragères. Néanmoins, les enjeux actuels pour une plus forte autonomie protéique des élevages laissent à penser un renouveau de ces cultures, mais qui restera très dépendant de l’évolution des élevages en France et de leur type de production. Les enjeux relèvent autant des technologies (pour améliorer la production végétale, faciliter la conservation des produits ou la valorisation des effluents) que de l’organisation des acteurs (au sein des exploitations de polyculture-élevage et à l’échelle des territoires pour favoriser des circuits locaux d’alimentation des élevages).
Une plus grande insertion de légumineuses en grandes cultures pourrait contribuer à une agriculture plus durable. Mais cette diversification se heurte à une organisation très structurée des acteurs des filières en faveur d’un paradigme « génétique » (Vanlocqueren et Baret, 2009) qui a délaissé les voies de recherche pour une meilleure valorisation des régulations agroécologiques entre espèces, et qui a concentré les investissements (tant à l’amont qu’à l’aval) sur quelques espèces dominantes, telles que les céréales (Meynard et al., 2013). La transition vers une agriculture favorisant une plus grande diversité pour plus de durabilité ne s’initie donc pas facilement, et ce malgré les différentes évaluations économiques qui mettent en avant des bénéfices réels à l’échelle de l’exploitation agricole. Les parties précédentes tendent à souligner l’importance du rôle des débouchés qui ont orienté le système agricole en faveur de certaines espèces au détriment d’autres espèces dont les légumineuses, et tout particulièrement les légumineuses à graines. Les économistes tendent à qualifier cette situation de verrouillage technologique (lock-in) : le système de production agricole, en reposant sur un usage intensif d’intrants combiné à une recherche génétique adaptée, a favorisé une réduction de la diversité cultivée. Cette situation de verrouillage peut s’expliquer par un ensemble de facteurs d’auto-renforcement[92] qui favorisent des rendements croissants d’adoption en faveur du régime productif conventionnel (encadré 7.9). Différents auteurs de la littérature nationale et internationale mettent en avant une telle situation de verrouillage pour l’agriculture contemporaine, permettant de comprendre les difficultés rencontrées pour la faire transiter vers des pratiques plus durables[93] (Cowan et Gunby, 1996 ; Labarthe, 2010 ; Lamine et al., 2011 ; Fares et al., 2012 ; Roep et Wiskerske, 2012 ; Meynard et al., 2013) .
Encadré 7.9. Verrouillage technologique et dépendance du chemin.
Le verrouillage technologique (lock-in) désigne une situation où, bien qu’une technologie jugée plus efficace existe, la technologie initiale reste la norme ; elle est devenue un tel standard pour la société qu’il semble difficile d’en changer. Le terme de « technologie » renvoie à une définition large : le verrouillage peut s’appliquer à un choix de technique de production, de produit, de norme, etc., qui fait référence. Cette théorie peut trouver une application dans le monde agricole où l’agriculture conventionnelle fondée sur un usage intensif d’intrants et des rotations qui se sont raccourcies caractérise aujourd’hui largement la situation des grandes cultures.
Cette théorie du verrouillage a identifié différents mécanismes permettant de comprendre pourquoi le choix initial d’un système de production conduit à se renforcer dans le temps (mécanismes dits d’auto-renforcement), créant un processus de dépendance au chemin tracé par les choix initiaux (path dependency) grâce à l’enclenchement des rendements croissants d’adoption, comme illustré par la figure 7.14. Le concept de « rendements croissants d’adoption » (RCA) a été forgé par Arthur (1989) pour expliquer pourquoi une technologie standard n’est pas forcément choisie parce qu’elle est la meilleure, mais qu’elle devient la meilleure parce qu’elle est choisie. L’argumentation est la suivante : par l’effet conjugué des économies d’échelle (réduction du coût unitaire par le volume de production), de l’apprentissage par la pratique (amélioration des performances par l’expérience) et des externalités de réseau (plus le nombre d’utilisateurs est important, plus l’utilité pour chacun d’entre eux est grande), on parvient au résultat selon lequel plus un système productif est « adopté » (plus il se diffuse), plus ses coûts de production baissent et son utilité augmente, au détriment d’autres solutions alternatives. Les rendements d’adoption sont donc dits « croissants ». Une conséquence majeure est que l’efficience économique du système productif standard, en l’occurrence ici l’agriculture conventionnelle, n’est plus nécessairement assurée. En effet, ce mode de production intensif en intrants de synthèse contribue à une très forte consommation d’énergie et à une perte de biodiversité. À partir d’un choix initial, les RCA peuvent conduire à ce qu’un système productif « sous-optimal » s’impose. En l’occurrence, la préférence historique donnée au lendemain de la seconde guerre mondiale aux cultures céréalières a conforté leur développement et a contribué à une spécialisation des systèmes. Le verrouillage d’un système de production conduit ainsi à un tri entre les pratiques et les innovations : celles qui sont totalement compatibles avec le standard ont une chance de se développer (par exemple, la fertilisation de précision), alors que celles qui remettent en cause celui-ci (insertion de légumineuses dans la rotation) et les relations entre acteurs telles qu’elles se sont organisées autour du standard (par exemple, l’organisation du conseil technique) ont beaucoup moins de chances de se développer.
Parmi ces mécanismes d’auto-renforcement, la recherche d’économies d’échelle apparaît comme un déterminant majeur de la spécialisation des bassins de production en agriculture. En effet, la spécialisation en faveur des grandes cultures céréalières est très marquée pour la France qui assure un quart de la production européenne. Les céréales comme le blé tendre, l’orge, le blé dur et le maïs occupent environ 60 % des terres arables de l’hexagone. Cette spécialisation est encore plus marquée dans les régions céréalières. Cette recherche d’économie d’échelle de l’agriculture conventionnelle a donc contribué à une simplification des systèmes de culture qui se traduit par des rotations plus courtes (Schott et al., 2010 ; Fuzeau et al., 2012) et par une marginalisation de systèmes agricoles diversifiés et innovants comme, par exemple, les cultures associées (Magrini et al., 2013). Cette simplification des systèmes s’est renforcée dans le temps par son étroite dépendance à l’organisation des systèmes productifs industriels et des marchés interagissant avec le monde agricole qui, eux aussi, ont privilégié la recherche d’économies d’échelle, laissant peu de place aux cultures de diversification.
La même logique se retrouve dans la production animale utilisatrice des protéagineux et des légumineuses, avec des élevages de taille croissante et une concentration territoriale également croissante, souvent à proximité des lieux de transformation
Figure 7.14. Le processus de verrouillage.
Pour comprendre les voies possibles d’un déverrouillage de ce système productif vers plus de diversité en grandes cultures, la théorie des transitions, développée dans l’approche multi-niveaux des systèmes socio-techniques[94] (Geels, 2011), s’intéresse à deux niveaux d’action complémentaires (Duc et al., 2013, voir p. 120) :
la construction de niches d’innovation porteuses de nouvelles pratiques productives, pouvant être valorisées dans des marchés de niche (comme, par exemple l’AB ou de nouveaux marchés pour les légumineuses en alimentation humaine) qui en les « protégeant » leur permettra de se stabiliser, voire de se développer. Leur développement suppose une diffusion d’apprentissages et de connaissances qui sont susceptibles de faire évoluer le régime dominant qui peut utiliser ces innovations pour changer son mode de production ;
des modifications du contexte sociétal (nouvelles attentes, réglementations, etc.) qui ouvrent des fenêtres d’opportunités et des incitations permettant à ces niches d’émerger et de se développer ; et qui exercent aussi une pression sur le régime conventionnel pour évoluer.
Dans cette analyse, les « niches » jouent un rôle de catalyseur d’innovations susceptibles de faire évoluer le régime dominant vers un nouveau mode de production fondé sur de nouvelles normes et standards[95]. Ce cadre d’analyse met aussi en exergue le rôle déterminant joué par les débouchés aval qui peuvent soutenir l’émergence de niches d’innovation en ré-orientant les choix productifs amont[96]. Par exemple, est-ce que les niches de marché pour les légumineuses à graines en alimentation humaine peuvent se développer et contribuer à diversifier les grandes cultures ? Cette analyse axée sur ces dynamiques de débouchés, mais également institutionnelles qui peuvent aider à la construction de ces débouchés, semble d’autant plus pertinente que, dans un contexte de déréglementation des politiques agricoles, les États affichent la volonté de s’appuyer sur plus de régulations par les marchés. Comme l’exposent Meynard et al. (2013) « même si elle doit, pour s’initier, être soutenue par les pouvoirs publics, la diversification ne perdurera sur le long terme que si l’action des Pouvoirs publics est relayée par les mécanismes du marché ». C’est ce que la rétrospective historique dressée dans la partie précédente illustre. La recherche de nouveaux débouchés en aval apparaît donc comme un levier particulièrement important pour favoriser une plus grande diversification de la sole cultivée française en amont, qui permette une réduction significative de l’usage d’intrants chimiques. Mais si les nouveaux débouchés en alimentation humaine offrent de nouvelles opportunités, ces filières de niches doivent dépasser les mécanismes d’auto-renforcement du système conventionnel pour enclencher à leur tour des RCA (encadré 7.9).
Pour les économistes, la spécialisation de l’agriculture française en faveur de quelques espèces dominantes (blé tendre, orge, maïs, colza totalisent près de 70 % de la surface en céréales et oléoprotéagineux) s’explique en grande partie par la recherche d’économies d’échelle à l’amont et à l’aval du système agro-industriel. À l’amont, la R&D étant généralement spécifique par espèce végétale en termes de variétés et de produits phytosanitaires, les investissements ont été entrepris sur des perspectives de volumes de production conséquents pour les rentabiliser. Du côté des exploitations agricoles, le processus de spécialisation s’explique par la plus grande facilité d’acquérir la maîtrise technique, d’amortir le matériel agricole et d’organiser le travail à partir de quelques productions dans lesquelles on se spécialise. À l’aval, les outils de stockage, de transformation et de commercialisation ont suivi la même logique : la spécialisation des activités sur quelques espèces dominantes conduit à la réalisation d’économies d’échelle réduisant le coût marginal d’usage d’une espèce végétale donnée.
Cette spécialisation amont semble avoir moins impacté les légumineuses notamment par le maintien d’activité de recherche publique importante conduite par l’Unip et l’Inra. En revanche, les logiques d’économies d’échelle des industriels de la transformation semblent avoir eu une répercussion prépondérante sur la production. Le débouché traditionnel des légumineuses est le marché de l’alimentation animale, au sein duquel le pois protéagineux a occupé une place importante quand il y avait de l’offre. Or, comme expliqué précédemment, le très fort développement du marché des aliments composés et les stratégies d’optimisation de l’approvisionnement des fabricants d’aliments composés (FAC) ont accéléré la réduction de la place des protéagineux dans les formules. D’abord, la très forte substituabilité des matières premières au regard des nutriments recherchés permet aux FAC d’ajuster à court terme leurs formules au regard des prix du marché des matières premières. Au regard du profil nutritionnel intermédiaire du pois pour sa teneur en protéines et ne présentant pas de qualité spécifique recherchée, son intérêt d’incorporation dépend donc avant tout de son rapport de prix avec le blé et le soja qui sont les deux matières premières les plus utilisées dans les formules. Or ces prix relatifs ont été défavorables au pois ces dernières années. Ensuite, la recherche d’économie d’échelle pour réduire les coûts marginaux de fabrication des aliments conduit les FAC à privilégier les matières premières dont les volumes de production sont suffisamment importants pour les incorporer dans plusieurs formules, sachant que 80 % des FAC sont polyvalents et proposent des aliments pour différents élevages (porcins, volailles, ruminants). Mais l’organisation actuelle des approvisionnements en protéagineux ne permet pas une disponibilité continue, de par la faiblesse des volumes. L’offre étant dispersée sur le territoire français, son approvisionnement est plus coûteux (coûts de transaction[97] démultipliés). L’organisation logistique de l’offre en pois et son incapacité à « massifier » des offres dispersées apparaissent ainsi comme déterminantes. La combinaison de ces facteurs conduit les graines protéagineuses à occuper une place éloignée dans la hiérarchie des matières premières. Les légumineuses ne sont ainsi considérées que comme des matières premières d’ajustement (d’opportunité) pour les FAC.
La trajectoire du pois sur ce marché illustre ici parfaitement le mécanisme de verrouillage et d’auto-renforcement d’une situation initiale : dans les années 2000, les politiques publiques et le contexte économique, combinés à des problèmes techniques, ont incité les agriculteurs à produire d’autres espèces plus rentables que le pois, telles que les céréales, puis plus récemment les oléagineux ; le défaut de compétitivité du pois a réduit sa demande auprès des FAC, incitant en retour les agriculteurs à moins produire de pois, ce qui a renforcé la faiblesse des volumes produits, perçu comme un désavantage supplémentaire pour les FAC qui raisonnent avant tout en termes d’économies d’échelle. De cette analyse, nous pouvons comprendre pourquoi les politiques publiques de soutien ponctuel aux protéagineux via les aides complétant les prix de vente des graines (les plans protéines) n’ont pas permis de soutenir le redéploiement de cette production sur le long terme. En effet, le soutien de cette aide incite les agriculteurs à en produire, mais les formulateurs ont besoin d’un temps d’adaptation pour réincorporer plus de protéagineux dans les formules ; par ailleurs, ces aides ne permettent que de pallier ponctuellement leur défaut de compétitivité dans les formules par rapport aux matières concurrentes, sans résoudre durablement ce différentiel de compétitivité pour pérenniser sa production. Cette analyse met aussi en avant le rôle crucial de la logistique qui assure l’interface entre l’offre et la demande agricole. Des investissements dans de nouvelles infrastructures de stockage des organismes agricoles apparaissent nécessaires pour soutenir la diversification des cultures et peuvent être l’occasion d’une redéfinition du maillage territorial des OS en lien avec les politiques publiques d’aménagement de l’espace.
Conjointement, cette recherche d’économie d’échelle a été renforcée par les RCA. Les RCA renvoient à deux types d’effets interdépendants : les effets de réseaux et d’apprentissage. Les effets de réseaux contribuent à renforcer la valeur d’usage d’un produit ou d’une technologie en lien avec l’augmentation du nombre d’utilisateurs. Ainsi, l’augmentation du nombre d’agriculteurs en système spécialisé et intensif en intrants a favorisé l’affinement des connaissances sur les cultures dominantes, au détriment des connaissances sur les autres espèces. Ces connaissances peuvent se situer à l’amont agricole, par exemple sur les itinéraires techniques, ou plus en aval en termes de transformation et d’usage des espèces. Par exemple, sur le marché de la nutrition animale, les pratiques de formulation s’étant largement standardisées en défaveur des légumineuses, on a assisté à une perte de connaissances sur les propriétés nutritionnelles et technologiques de ces espèces, de moins en moins cultivées et valorisées industriellement, et au contraire à un renforcement des apprentissages en faveur des espèces dominantes, dont la valeur d’usage a augmenté par les progrès technologiques orientés en leur faveur (Meynard et al., 2013).
Pourtant, si des économies d’échelle visent à réduire le coût unitaire d’un bien (pour en réduire son prix) en augmentant son volume de production[98], à partir d’un certain palier de production des « déséconomies » d’échelle peuvent apparaître. Des coûts additifs de gestion liés à des dysfonctionnements, entraînant notamment des pertes plus importantes, peuvent survenir et réaugmenter le coût unitaire du bien. Mais surtout, certains paliers de production peuvent entraîner des externalités négatives de production dont la prise en compte peut augmenter le coût unitaire. L’agriculture conventionnelle qui a favorisé une forte spécialisation des grandes cultures semble avoir atteint ce palier de déséconomies externes d’échelle. La reconnaissance de ces déséconomies externes d’échelle pourrait inciter les acteurs du monde agricole et agro-industriel à s’orienter vers la recherche d’économies de gamme (désignées également comme économies d’envergure). L’objectif est alors de réaliser des gains en regroupant sur un même bassin de production plusieurs biens agricoles complémentaires ; ces gains, qui sont liés à ce que les économistes désignent par des effets de synergie ou de sous-additivité en industrie, s’apparentent ici aux effets des services écosystémiques. La logique qui sous-tend les économies de gamme est de raisonner sur le rapport bénéfice-coût global alors que les économies d’échelle raisonnent plus sur le coût unitaire.
Favoriser la diversification agricole, c’est donc aussi développer de nouvelles complémentarités agro-industrielles. De nouvelles complémentarités à l’échelle des territoires pourraient être trouvées, par exemple, entre filières animales et végétales par une reconception des formules d’alimentation favorisant des espèces végétales produites à proximité (Moraine et al., 2012). Au regard de l’analyse faite plus haut sur les enjeux d’innovations technologiques pour l’industrie agroalimentaire dans la valorisation d’une gamme plus large d’espèces du végétal, on peut également suggérer qu’une évolution stratégique du métier des FAC vers celui de « fractionneur » ou « bioraffineur » pourrait combiner des logiques d’économies d’échelle et de gamme en valorisant leur offre, à la fois pour l’industrie agroalimentaire (visant des nutriments « premium »), pour les élevages (visant les co-produits associés) et autres industries intéressées par d’autres propriétés fonctionnelles.
À l’échelle de l’exploitation agricole, les économies de gamme supposent aussi que la diversification des cultures favorise in fine une efficience technique globale permettant de réduire les charges de travail, qui est probablement liée à la taille des exploitations. Il existe très peu d’études appliquées au mode agricole pour étayer ce point de gestion d’économies d’échelle/de gamme. Quelques études statistiques permettent seulement de constater, de manière paradoxale, que si la diversification de l’assolement tend à augmenter avec la taille de la sole cultivée dans l’exploitation (Fuzeau et al., 2012), en termes de rotation, ce sont parfois dans les exploitations de grande taille que les rotations courtes sont les plus fréquentes (statistiques Agreste pour 2010).
La capacité des coopératives agricoles et des transformateurs à gérer différentes filières de production, notamment céréalières et protéagineuses, peut être étroitement corrélée aux standards technologiques mis en place, mais également aux systèmes d’information et de connaissances mis à disposition des acteurs pour évaluer ces gains.
Plus une technologie est répandue, plus des technologies complémentaires se développent, renforçant sa position dominante. L’une des sources du déclin des légumineuses dans la seconde moitié du xxe siècle a été le développement de la fertilisation azotée minérale. Le recours à la fertilisation minérale pour satisfaire les besoins azotés des cultures est en effet une technique plus fiable que le développement de légumineuses dans la rotation pour assurer aux plantes une alimentation azotée soutenue, nécessaire à l’atteinte de hauts rendements. Aujourd’hui, l’augmentation du coût de l’énergie et le souci de réduire les pollutions de l’air et des eaux imposent une réduction des engrais azotés. Mais on assiste alors surtout au développement d’innovations incrémentales de la technologie conventionnelle, comme la recherche d’un ajustement plus précis des doses et dates d’apport aux besoins des cultures (par exemple, le dispositif Farmstar ; Labarthe, 2010), et peu à une reconception du système de culture insérant des légumineuses dans la rotation. De plus, les rotations céréalières courtes qui dominent les régions de grandes cultures ne seraient pas possibles sans l’emploi intensif de pesticides, car elles contribuent à aggraver les problèmes de parasitisme, et rendent difficile la maîtrise des populations d’adventices (Schott et al., 2010). Du fait du rôle clé des pesticides dans la logique des systèmes de culture, les entreprises qui commercialisent ces intrants sont devenues la principale source de conseil aux agriculteurs. Pour lutter contre les bioagresseurs, ce conseil privilégie souvent les solutions chimiques, simples et d’efficacité « spectaculaire » plutôt que les méthodes agronomiques préventives, telles que l’allongement de la rotation, plus complexes à mettre en œuvre et d’efficacité moins directe (Butault et al., 2010). Le développement des intrants de synthèse a été le pivot de la spécialisation des grandes cultures ou, autrement dit, de la réduction de la diversité cultivée.
Partant de là, des standards technologiques en aval des filières se sont également imposés, favorisant des systèmes productifs amont intensifs, comme les fortes exigences des transformateurs pour les taux de protéines du blé (tant pour le blé tendre en panification que pour le blé dur en pasterie), qui requiert des apports d’azote important. Une évolution des standards technologiques aval pourrait donc impacter les pratiques amont.
Une analyse similaire peut être conduite sur l’intensification des élevages de ruminants et ses conséquences sur l’utilisation des légumineuses fourragères en culture pure. Le développement d’associations graminées–légumineuses, exploitées comme les graminées en pure, mais avec des économies significatives d’intrants et une amélioration de la valeur alimentaire, permet une inversion de tendance de l’usage de ces espèces sans remettre en cause la trajectoire des élevages. Toutefois, la maîtrise de l’équilibre des associations, essentiel à l’obtention des bénéfices attendus, nécessite une diffusion adaptée des connaissances pour assurer une bonne compréhension des mécanismes physiologiques et un apprentissage réussi de l’éleveur.
Le développement de pratiques culturales innovantes intégrant plus de légumineuses, telles que les cultures associées, peuvent aussi poser des problèmes d’adaptation technico-organisationnelle pour les autres opérateurs de la filière. C’est tout particulièrement le cas pour les cultures associées céréales-légumineuses qui permettent des gains de rendements et de qualité intéressants en système de grande culture. Ces pratiques d’intensification écologique pourraient être plus facilement adoptées si les coopératives disposaient de machines de tri adaptées au triage de ces espèces et au principe de séparation en trois lots (la céréale, la légumineuse, les déchets) et de structures de stockage permettant de gérer une plus grande diversité dans la collecte (Magrini et al., 2013). Dans un récent projet Casdar, l’évaluation du coût supplémentaire induit pour le tri avec du matériel standard a été évaluée autour de 20 €/t, mais avec l’évolution technologique du tri optique et une nouvelle organisation du travail, on peut penser que ce surcoût puisse fortement diminuer (Bousseau, 2009 ; ANR Perfcom[99]). Des innovations techniques sont probablement aussi à trouver au niveau même des moissonneuses qui pourraient disposer d’un système de pré-tri au moment de la moisson pour économiser un temps de triage à la coopérative.
La recherche de nouvelles technologies et standards aux différents maillons des filières compatibles avec de nouvelles pratiques de production amont détermine ainsi fortement la trajectoire future de l’agriculture. Ces évolutions interpellent plus particulièrement le régime des connaissances.
La diffusion insuffisante de l’information technico-économique et des performances de durabilité des légumineuses peut être avancée comme un facteur supplémentaire pour expliquer le désintérêt progressif pour ces espèces auprès des agriculteurs. Les connaissances des agents jouent en effet un rôle important dans l’auto-renforcement des pratiques, à différents niveaux. D’abord, les parcours de formation des agents, et de ceux qui assurent un service de conseil auprès d’eux, influencent fortement leur capacité à utiliser telle ou telle technologie : chacun choisit celle qui lui semble la plus satisfaisante compte tenu de ce qu’il sait. Cela a conduit, par exemple, les agriculteurs et les conseillers agricoles à orienter les choix productifs en ayant recours à la fertilisation minérale étroitement associée au paradigme de l’agriculture conventionnelle. Le cœur de compétences des agriculteurs et/ou des entreprises agro-industrielles peut ainsi générer des rigidités qui limiteront leurs capacités à innover et à changer de technologie. Ensuite, le conseil technique aux agriculteurs est aussi inséré dans des rapports de force institutionnalisés qui verrouillent la capacité d’évolution des connaissances vers des systèmes alternatifs (Labarthe, 2010). Enfin, le manque de connaissances pratiques d’une technologie alternative réduit sa probabilité d’adoption (Meynard, 2010). À ce titre, l’étude Inra (Meynard et al., 2013) souligne le peu de références technico-économiques à l’échelle pluriannuelle mises à disposition des agriculteurs alors que les différentes études rappelées au début de ce chapitre montrent que l’insertion de légumineuses dans la rotation conduit à un bénéfice économique non négligeable. Le rôle de la connaissance reste étroitement dépendant des supports institutionnels qui la diffusent[100]. En l’occurrence, le défaut d’adoption d’une comptabilité analytique par les centres de gestion et d’autres organismes professionnels agricoles peut expliquer en partie leur incapacité à proposer aux agriculteurs des évaluations pluriannuelles plus fines au regard de la réduction des charges opérationnelles apportées par une diversification des espèces dans la rotation. Ces évaluations contribueraient à concevoir de nouveaux systèmes de production aux objectifs renouvelés, à adapter les pratiques pour plus de durabilité environnementale et économique. Mais à défaut d’autres connaissances, les effets cumulatifs des facteurs d’auto-renforcement augmentent la valeur d’adoption des espèces « majeures ». Ceci interpelle donc les pouvoirs publics dans la mise en œuvre de nouveaux systèmes d’information et de partage des connaissances, tout particulièrement pour les agriculteurs et conseillers.
À retenir. De la nécessité de mobiliser des leviers de changement par des innovations techniques, économiques et organisationnelles.
Une augmentation de la production de légumineuses se heurte à un système agro-industriel qui s’est organisé en faveur des cultures majeures, de l’amont à l’aval, sur le marché de l’alimentation animale, mais également sur le marché de l’alimentation humaine. La structuration progressive des acteurs, des technologies, des infrastructures, des institutions et des normes au fil des dernières décennies, a en effet conduit à un système très cohérent, autour d’un paradigme fondé sur l’intensification productive par l’agrochimie et des critères de sélection génétique associés. Ce paradigme ne permet pas de prendre en compte les services écosystémiques pouvant être rendus par les légumineuses, qu’elles soient à graines ou fourragères. La transition vers une production plus durable (plus « écologiquement intensive » ou plus « agro-écologique ») est susceptible de donner une place plus importante à ces productions. Néanmoins, le déverrouillage du système en place suppose de mobiliser conjointement un ensemble de leviers et d’acteurs (de l’amont à l’aval des filières) pour agir sur les différentes composantes du système et enclencher, in fine, des rendements croissants d’adoption en faveur des légumineuses. Si l’opportunité de nouveaux débouchés en alimentation humaine peut être la source d’un appel d’air pour ces productions face aux enjeux de la transition démographique et nutritionnelle, il convient de s’appuyer conjointement sur d’autres leviers car ces nouveaux débouchés en alimentation humaine pourraient aussi à terme être rapidement concurrencés par des innovations technologiques sur les espèces majeures. Des innovations technologiques mais également organisationnelles ou économiques (économie carbone, valorisation de l’autonomie, cahiers de charges durables) sont également à imaginer dans les débouchés en alimentation animale.
Les aides directes à la production, telles que les soutiens aux prix, ont constitué l’outil privilégié de la politique agricole européenne du dernier quart de siècle, et sont maintenues spécifiquement pour certaines productions protéiques dans l’application française de la PAC 2015-2020, avec l’affectation de 2 % des aides du premier pilier de la PAC aux cultures riches en protéines (pois, féverole, lupin, luzerne, soja, légumineuses fourragères, certaines associations) utilisées pour l’alimentation animale. Cependant, le désengagement progressif de l’État dans ces aides directes à la production au cours des années 1990 et 2000 (réformes successives de la PAC depuis l’Agenda 2000) s’est vu accompagné par un recul significatif des surfaces de protéagineux (voir Analyse globale sur les dynamiques socio-économiques et technologiques ). Cela souligne le risque d’artéfact de ce type de soutien étatique qui n’a pas suffi, à lui seul, pour enclencher une dynamique pérenne et autonome des acteurs économiques du secteur concerné. La volonté de s’appuyer sur plus de régulation par les marchés invite à considérer aussi les mécanismes institutionnels qui sont susceptibles de renforcer la production de légumineuses, notamment ceux qui s’appuient sur l’approche de développement durable. Ainsi, de nouveaux leviers sont à concevoir, afin d’apporter un contexte favorable à des pratiques vertueuses pour l’environnement et durables via des systèmes incitatifs valorisant le bénéfice environnemental d’une façon ou d’une autre, ainsi que l’organisation entre acteurs du secteur concerné.
Dans cette logique d’économie marchande, nous proposons de revenir ici sur trois types de leviers d’action majeurs. Le premier type de leviers rassemble les outils de régulation des marchés permettant d’orienter les choix productifs des acteurs (privés) vers des pratiques plus respectueuses des ressources environnementales, auxquels s’est largement intéressée l’économie de l’environnement ces dernières années. Cependant, ces supports prennent plus ou moins bien en compte les innovations (par exemple, les cultures associées). Ces outils concernent : les mesures réglementaires (appliquées aux zones vulnérables par exemple), notamment les normes publiques ou privées, les mesures agroenvironnementales de type MAE ; les dispositifs de certification et d’affichage environnemental ; les instruments d’intervention tels que les taxes ou les marchés carbone. Ces outils visent principalement à créer de nouveaux dispositifs de coordination des choix productifs qui internalisent les externalités environnementales négatives et financent parfois les externalités environnementales positives (MAE), à défaut de monétarisation effective des services écosystémiques. Le deuxième type de leviers s’intéresse au rôle des débouchés pour ces productions. Au-delà de l’internalisation des services écosystémiques associés aux légumineuses, l’opportunité pour l’agriculteur d’obtenir une valeur ajoutée commerciale plus rémunératrice reste un levier majeur de développement de la production. Les stratégies de différenciation par la qualité ont conduit des opérateurs à créer des labels publics ou privés pour soutenir ces productions. Ces labels correspondent en partie à des niches de marché en alimentation animale, mais aussi en alimentation humaine, qui sont susceptibles d’être des réservoirs d’innovations pour soutenir le développement de ces productions qui demandent parfois des investissements en amont (cas des cultures associées, du bio ou autres). Le développement de nouveaux produits de marché interpelle également des innovations organisationnelles pour coordonner les acteurs dans la structuration de nouvelles filières. À travers ces deux leviers, la coordination des acteurs ressort comme un troisième type de levier majeur pour la relance des légumineuses. Ces modalités de coordination relèvent de différentes formes d’arrangement institutionnel (selon les concepts de l’économie des organisations) : d’une part, des arrangements privés qui visent à créer des formes organisationnelles nouvelles (hybrides) via de nouveaux dispositifs contractuels ou de règles d’action collective (gestion des biens communs) ; d’autre part, des arrangements qui relèvent du public, liés notamment aux dispositifs de coordination de l’interprofession et des dispositifs de formation, de partage des connaissances et de la recherche. In fine, la mobilisation conjointe de l’ensemble de ces leviers peut renforcer l’enclenchement d’une transition vers un système de production agricole utilisant plus de légumineuses.
Face aux externalités négatives liées à l’intensification agricole, les autorités publiques disposent d’un ensemble d’outils de régulation des marchés visant à orienter les agriculteurs vers des pratiques plus durables. Un ensemble de mesures existe déjà dont certaines concernent plus ou moins directement les légumineuses. Certaines ont montré des niveaux d’efficacité relativement faibles par le passé, d’autres jugées a priori plus efficaces sont en cours d’expérimentation.
Les outils les plus directifs sont les réglementations sur des obligations de moyens ou de résultats, fondées sur le choix de normes. Les enjeux de réduction des pollutions diffuses par les nitrates ont fait l’objet de plusieurs directives (les directives nitrates) visant à réduire les doses d’azote apportées aux cultures[101]. Mais la pertinence de cet outil est remise en question à plusieurs titres.
Avant tout, l’application de cette mesure en France est basée sur l’obligation de moyens (gestion de la fertilisation) et non sur une obligation de résultat (teneur des eaux ou impacts négatifs sur l’environnement et l’homme), contrairement à certains pays comme la Belgique. La marge de manœuvre de l’agriculteur est alors réduite, ce qu’il vit souvent mal et perçoit uniquement la mesure comme une contrainte. Ceci conduit d’ailleurs actuellement la profession à critiquer fortement les ministères français, alors que, a contrario, l’UE reproche à la France de ne pas aller suffisamment loin sur ce sujet (assignation de la France en Cour de Justice en février 2012 pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires à la lutte contre la pollution des eaux par les nitrates notamment en Bretagne).
Ensuite, le choix du seuil pose des difficultés de consensus entre parties prenantes au regard des différentes cultures et de leurs contextes pédoclimatiques et géographique (distance aux zones de captage). De plus, le seuil retenu a plus ou moins d’impacts dans le temps, dans la mesure où l’amélioration technologique continue sur les pratiques de fertilisation minérale a conduit les acteurs à mieux ajuster les doses au cours du temps sans s’orienter vers un usage plus accru de légumineuses, cultures par ailleurs perçues comme « à risque » pour la lixiviation, ce qui n’est vrai que si la gestion du système de culture est inappropriée (chapitres 3 et 6). La définition d’un seuil, à une période donnée, peut devenir rapidement caduque. Enfin, la crédibilité de ces mesures réglementaires repose sur l’existence de dispositifs de contrôle. Or, bien souvent, la difficulté d’une évaluation suffisamment représentative du respect d’application de ces mesures ne permet pas de leur octroyer un effet coercitif efficace.
D’autres dispositifs relèvent de réglementations plus volontaires, du type des mesures agroenvironnementales (au sein du « second pilier » de la PAC), qui visent à octroyer une aide spécifique à l’agriculteur qui met en place des pratiques agricoles vertueuses sur le plan environnemental, et ce avec un engagement pluriannuel (3 ou 5 ans en général). Ces mesures initiées au début des années 2000 ont fait l’objet de différentes évaluations (dont Asca 2004) qui révèlent généralement d’une part, d’un faible taux d’adoption (en partie du fait de l’engagement contractuel pluriannuel), et d’autre part, des difficultés administratives d’appui aux agriculteurs et de suivi de ces mesures. Il ressort par exemple que pour la MAE rotationnelle visant à diversifier les assolements dans le temps et l’espace (avec 32 € /ha de 2010 à 2013 dans les régions éligibles), il faut attendre 2010 pour que l’ensemble des régions françaises aient des agriculteurs engagés dans cette mesure pour totaliser cependant moins de 10 % de la sole cultivée nationale. En revanche, on peut souligner l’efficacité de l’« aide à la diversification des assolements » qui a certainement eu un effet direct sur les surfaces de protéagineux en 2009 et 2010, même si elle n’a duré que peu de temps ; elle a permis, jusqu’en 2010, d’obtenir un supplément de 25 €/ha pour l’ensemble des cultures si l’assolement était composé d’au moins quatre cultures, sans engagement pluriannuel. La PAC 2015-2020 (voir Le nouveau contexte ) intègre d’ailleurs une clause de diversification des cultures, qui impose trois cultures minimum dans la rotation, pour l’éco-conditionnalité du paiement des aides à la production. De plus, le principe des MAE est repris avec ce qui s’appelle désormais les mesures agri-environnementales et climatiques (MAEC). Deux d’entre elles sont spécifiques aux grandes cultures et privilégient un engagement au niveau du système au travers de différentes conditions à remplir sur la diversité des cultures, l’obligation de rotation, la limitation des traitements phytosanitaires et la fertilisation azotée.
Des dispositifs de type « certification » peuvent aussi entrer dans ce volet de réglementations volontaires, comme par exemple la certification à haute valeur environnementale (HVE) ou des réflexions actuelles qui portent sur la possibilité d’étendre le dispositif réglementaire des Certificats d’économie d’énergie (CEE), qui oblige les fournisseurs d’énergie à réaliser des économies d’énergie en entreprenant différentes actions auprès des consommateurs, à d’autres intrants énergétiques comme les produits phytosanitaires (CEPP), et éventuellement aussi les engrais minéraux azotés (tout en privilégiant le choix d’actions volontaires plus qu’imposées). Les CEPP sont inscrits dans la loi d’Avenir de l’agriculture du 11 septembre 2014, et ils visent à reconnaître des pratiques vertueuses au regard de l’objectif de réduction de l’usage des produits phytosanitaires.
Les plans protéines rappelés dans la partie précédente constituent encore aujourd’hui un outil de régulation majeur de la production agricole. Ces mesures sont maintenues dans la nouvelle PAC avec une extension des espèces concernées au soja, luzerne et légumineuses fourragères, via les éleveurs (voir Le nouveau contexte ), y compris les surfaces céréales-légumineuses si la légumineuse est majoritaire. Ce dernier cas permet de mettre en valeur les cultures associées, et même si certains points sont encore flous (proportion au semis ou à la récolte), cette ouverture est positive pour des innovations dans les systèmes de culture pour lesquels les statistiques officielles et mesures réglementaires sont jusqu’à présent mal adaptées. Par ailleurs, concernant la clause de diversification des assolements imposée dans la nouvelle PAC, une étude récente a montré que plus de 75 % des exploitations agricoles françaises respectaient déjà cette exigence (Fuzeau et al., 2012). Cette norme aura donc un impact essentiellement sur les parcelles en mono-cultures, mais peu d’impact sur le renforcement d’une diversification à l’échelle de la rotation (Magrini et al., 2013).
Une autre clause d’éco-conditionnalité sur 30 % des aides de la PAC impose un minimum de la SAU de l’exploitation, à savoir 5 % en 2015 et peut-être 7 % en 2017, en surfaces d’intérêt écologique[102] (SIE). Cette reconnaissance peut aider à soutenir certaines productions, telles que la luzerne (Nil, 2012) ou d’autres cultures de légumineuses. Or, dorénavant, en France, les SIE pourront inclure des « cultures fixant l’azote », qui sont prises en considération avec un facteur de 0,7 % pour leur comptabilisation en SIE.
Les projets de taxe écologique ont fait l’objet de nombreux débats ces dernières années, sans qu’aucun dispositif spécifique soit finalement initié hormis la récente taxe sur les produits phytosanitaires gérée par les agences de l’eau (redevance pour pollutions diffuses, RPD). Le principe d’une taxe est simple : le prélèvement de la taxe permet d’octroyer de nouveaux moyens pour financer des projets visant à développer des pratiques alternatives, tout en poussant les acteurs à se tourner vers ces pratiques alternatives pour ne pas subir le coût de la taxe. On pourrait ainsi imaginer une taxe sur les engrais minéraux, comme cela se pratique dans d’autres pays tels que les Pays-Bas. Néanmoins, cette mesure présente plusieurs inconvénients : d’abord, la définition d’une valeur tutélaire de la taxe, ensuite le coût de gestion de cette fiscalité peut être relativement important au regard du bénéfice escompté, enfin la pertinence de cette mesure suppose l’adoption simultanée de cette mesure par d’autres pays pour ne pas créer de différentiel de compétitivité préjudiciable.
Ces difficultés d’application des mesures réglementaires ont, de manière générale en politique de l’environnement, orienté de plus en plus les politiques vers des outils de marché permettant à chaque acteur d’ajuster son action dans le temps, en n’imposant pas de norme spécifique qui peut s’avérer inappropriée au profil de certains acteurs. Le développement des marchés dits « de droit à polluer » entre dans cette logique. Il s’agit essentiellement du développement des « marchés carbone », qui compte cependant très peu d’initiatives pour le domaine agricole[103]. Depuis 2006, la France a lancé le dispositif des « projets domestiques CO2 » (Dequiedt, 2012), qui s’appuie sur le principe de la mise en œuvre conjointe (MOC), mécanisme de projet prévu par le protocole de Kyoto, et que la France souhaite prolonger à l’avenir. L’objectif est de contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) sur le territoire national et de participer à l’engagement de notre pays pour diminuer nos émissions d’un facteur 4 d’ici à 2050. Le mécanisme est une incitation financière à la réduction des émissions de GES pour les acteurs de secteurs non couverts par le système européen d’échange de quotas de CO2 (agriculture, transports, bâtiment, traitement des déchets, installations industrielles non couvertes), mais qui engagent volontairement des actions de réduction de leurs émissions sur le territoire français (métropole et DOM). L’État puise dans son stock d’unités de quantité attribuée (UQA) pour délivrer des unités de réduction des émissions carbone (URE) aux développeurs de projet, qui pourront ainsi intégrer le bénéfice des crédits carbone dans le plan de rentabilisation de leur investissement. Les URE sont alors vendues sur le marché européen appelé EU ETS (European Union Emissions Trading Scheme), soit sur le marché des quotas soit sur le marché volontaire (auprès de partenaires privés voulant afficher une contribution environnementale dans leur stratégie de marque, en achetant des crédits carbone de « gré à gré » pour contribuer à leur démarche RSE). En attendant le nouveau cadre qui devrait donner suite au protocole de Kyoto au niveau international, l’Union européenne a prévu de mettre en œuvre un mécanisme de substitution pour les mécanismes de MOC pour maintenir une visibilité jusqu’en 2020.
Un des rares exemples du secteur agricole est le « projet domestique légumineuses » agréé en 2011 : les services environnementaux rendus par les légumineuses, notamment en termes de réduction du protoxyde d’azote (N2O), un des GES puissant et majoritaire pour les productions végétales[104], sont rémunérés via des URE accordées aux coopératives dont la surface en légumineuses a augmenté comparativement à une situation de référence, et revendues sur le marché carbone (encadré 7.10).
Si le marché carbone n’est pas suffisamment incitatif actuellement, ces pistes restent à explorer car le contexte risque de changer à moyen et long terme. D’ailleurs, une expertise collective récente de l’Inra (Pellerin et al., 2013) sur les GES dans le secteur agricole a mis en évidence la culture des légumineuses à graines comme l’une des dix mesures les plus significatives pour réduire ces GES[105].
Encadré 7.10. Le marché carbone accessible aux légumineuses : un dispositif agréé depuis 2011.
Depuis 2012, un des services environnementaux des légumineuses peut être rémunéré via des crédits carbone, correspondant aux émissions de GES qu’elles ont permis d’éviter au champ. Le principe de ce projet domestique CO2 Légumineuses a été agréé par le ministère en charge de l’Écologie en 2011[106]. Les légumineuses concernées sont : féveroles, fèves, haricots, lentilles, lupin, luzerne, petits pois, pois chiches, pois d’hiver, pois de printemps, soja, vesces et autres protéagineux. Concrètement, dès que l’ensemble des agriculteurs déclarants ont une surface en légumineuses proportionnellement supérieure à celle de la moyenne départementale de référence, la coopérative adhérente au projet se verra attribuer des URE. InVivo, qui coordonne le projet, assure de façon contractuelle tous les calculs pour les coopératives et regroupe les URE afin de les mutualiser pour atteindre un volume minimal et les proposer sur le marché d’échange de crédits carbone ou auprès d’opérateurs privés pour des achats de « gré à gré ». Les 9 coopératives adhérentes au projet en 2011 sont : Cavac, Maïsadour, Terrena, Terres du Sud, Cap Seine, Sèvre et Belle, Dijon Céréales, Vivescia, EMC2. L’agriculteur s’engage par une convention de partenariat avec la coopérative. Chaque coopérative a choisi une des quatre possibilités de démonstration de l’additionnalité[107] : comparaison de marge brute, non-saturation de l’outil logistique, coûts d’entretien des cellules plus élevés, volonté d’investissement de matériel de stockage. Elle gère la répartition des URE qu’elle percevra pour les hectares de légumineuses implantés par ses adhérents, et décide de l’allocation de ce bénéfice (rétribution directe aux agriculteurs, investissements pour les filières de légumineuses, investissement dans de nouvelles infrastructures de stockage, etc.).
Les premières années sont des phases de test, d’autant que le prix du carbone fluctuant est très bas dans les années 2010-2015. La rémunération à l’hectare n’est pas encore très significative, mais elle pourrait monter en puissance lorsque le marché du carbone se relèvera ou pourrait trouver un intérêt auprès d’autres opérateurs désireux d’acheter ces crédits pour contribuer à leur démarche RSE. Se développe ainsi un marché de vente des crédits carbone de « gré à gré ». Comme le souligne les porteurs du projet domestique Légumineuses, malgré le contexte, cette méthodologie reste intéressante car grâce à elle, certains efforts des agriculteurs en termes de lutte contre le changement climatique peuvent désormais être reconnus et valorisés, comme dans d’autres secteurs.
L’analyse de la première partie de ce chapitre a insisté sur la valeur économique des légumineuses issues d’une meilleure considération des services écosystémiques associées à leur culture et à leurs impacts sur les autres cultures, en rotation ou en cultures associées, en tant que plante de service mais aussi en tant que culture de rente. Une plus forte valeur économique de ces espèces peut provenir d’une meilleure valorisation commerciale via des débouchés à plus forte valeur ajoutée s’appuyant soit sur une fonction spécifique, soit sur une qualité environnementale. Cette recherche de nouveaux débouchés apparaît comme un levier majeur de relance de ces espèces car, face à l’ascension du cours des espèces majeures, le différentiel de compétitivité continue de se creuser entre ces espèces et les produits issus des cultures majoritaires comme les céréales. Cet écart de rémunération est d’autant plus problématique que l’évaluation à la marge annuelle reste le mode de raisonnement dominant de l’agriculteur. En ordre de grandeur, leur marge brute annuelle à l’hectare est aujourd’hui 2 à 6 fois moins importante que les cultures majeures, selon les espèces et contextes de production (Dequiedt, 2012). La valorisation par de nouveaux débouchés passe par deux grands types de stratégies : le développement de produits innovants à base de légumineuses, tout particulièrement en alimentation humaine, mais également par des stratégies de différenciation par la qualité, notamment environnementale.
Le défaut de compétitivité de ces espèces par rapport aux cultures majeures est particulièrement fort pour le marché de l’alimentation animale, comme expliqué précédemment. Certaines niches de marché, telles que les productions animales sous labels, accordent une place plus importante à ces espèces dans les cahiers des charges (Cavaillès, 2009), mais ces débouchés ne sont pas associés à des rémunérations plus élevées, hormis en agriculture biologique. En revanche, l’enjeu d’un affichage environnemental des élevages prenant en compte les choix d’alimentation animale pourrait augmenter l’intérêt pour ces espèces qui peuvent contribuer significativement à la réduction des GES du secteur agricole (Pellerin et al., 2013). En effet, les protéagineux rentrent plus facilement dans les aliments composés si la formulation animale intègre une contrainte de GES, c’est-à-dire si la formulation prend en compte, en plus du prix et de la valeur nutritionnelle, la valeur de l’impact environnemental de la matière première, ce qui a été quantifié lors d’une étude initiée par les professionnels en 2010 (étude 2010 SNIA-Syncopac-Onidol-Céréopa ; Onidol, communication personnelle). La méthodologie récemment développée par un fabricant d’aliment (Valorex) pour quantifier les émissions de méthane des ruminants en fonction de l’impact des aliments ingérés sur le processus de digestion[108] pourrait se combiner avec une évaluation de la réduction d’autres sources de GES liés à la production même de ces aliments, telle que la méthodologie spécifique aux projets de réduction des émissions de N2O dues à la dénitrification des sols agricoles par insertion de légumineuses dans les rotations agricoles. Un engagement des systèmes d’élevage à s’approvisionner auprès d’exploitations agricoles bénéficiant d’une certification HVE renforcerait aussi les choix des agriculteurs en faveur d’itinéraires techniques plus diversifiés. Le dispositif « Agri-Balyse » mis en œuvre entre l’Ademe, les Instituts techniques agricoles et l’Inra vise à créer une base de données publique utilisable par ceux qui souhaitent générer un affichage environnemental de leurs produits. Ainsi, une différenciation par la qualité environnementale de filières d’élevage pourrait directement soutenir des choix productifs des exploitations de grandes cultures en faveur des légumineuses.
Une autre stratégie de valorisation est l’affichage d’une alimentation garantie « sans OGM » qui contribuerait à utiliser plus de graines oléoprotéagineuses françaises. Plusieurs études sont actuellement menées par des filières d’élevage pour évaluer les conditions technico-économiques de ces filières « sans OGM », appuyées souvent par des demandes de la grande distribution. Nous pouvons citer à titre d’exemple le projet NAVIRRE conduit en région Centre sur la filière avicole. Ce projet vise à évaluer dans le cadre d’une approche muticritères les possibilités de remplacer le soja incorporé dans la ration des volailles par des protéagineux (pois, féverole) ou co-produits d’oléagineux (colza, tournesol) produits en région[109]. Le rapport de 2009 du Commissariat au développement durable (encadré 7.11) tendait cependant à mettre en évidence que la substitution d’une partie du soja importé par des légumineuses françaises pourrait entraîner une détérioration de la balance commerciale agricole : une compensation par une forte reconnaissance de l’impact environnemental de ces choix productifs reste ainsi indispensable pour soutenir ces productions.
Encadré 7.11. La relance des légumineuses étudiée par les pouvoirs publics en 2009 : les conclusions du rapport Cavaillès.
En 2008-2009, le ministère de l’Écologie a mené une étude pour approcher l’intérêt, la faisabilité et les conséquences d’un remplacement des tourteaux importés par des légumineuses françaises pour retirer des bénéfices environnementaux (Cavaillès, 2009). Si le moindre recours aux engrais azotés permet de réduire les émissions de GES au champ (protoxyde d’azote, en particulier), il en est de même de leur fabrication et leur transport (une fois pris en compte le gaz naturel servant à leur fabrication et le carburant). Une relance des légumineuses en France pourrait ainsi, via la baisse de la fabrication et du transport des engrais azotés, entraîner une réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’ordre de 1,8 Mt éq. CO2 par an, soit un gain annuel estimé à 57 M€ si le prix de la tonne de CO2 est de 32 €. La perspective envisagée consisterait à effectuer une substitution d’importations pour l’alimentation animale (tourteaux de soja) par la culture de légumineuses. Le tourteau de soja provient majoritairement d’Amérique latine et représente un élément majeur des rations de concentrés étant donné sa richesse en acides aminés (plus de 70 % des apports azotés des porcs et des volailles). Cette substitution ne pourrait s’opérer qu’au moyen de modifications plus ou moins simples dans les techniques d’élevage, dans la réglementation et dans la formulation des rations pour l’alimentation animale. Plusieurs pistes en ce sens ont été identifiées et chiffrées par le CGDD en examinant les formules assurant l’équilibre des rations et en faisant référence aux études des instituts techniques (Institut de l’élevage) ou de recherche-conseil (Céréopa). Il ressort de ces analyses que l’alimentation bovine et porcine pourrait s’affranchir globalement du tourteau de soja en France, mais que la transition est bien moins prometteuse pour la filière avicole. Les calculs du CGDD donnent un niveau de substitution impliquant une augmentation d’environ 1,82 Mt pour les légumineuses à graines, 1,30 Mt pour les légumineuses fourragères et 1,17 Mt pour les tourteaux de colza supplémentaires en France, assurant une diminution des importations des tourteaux de soja de 41 %.
Un tel niveau de production supplémentaire au niveau national impliquerait un accroissement des surfaces de légumineuses d’environ 650 000 ha, et de multiplier par deux la part des prairies temporaires en légumineuses ou en association graminées et légumineuses pour atteindre 2,2 millions d’hectares. Ceci est d’ailleurs la situation à laquelle la production fourragère est parvenue, six ans après la publication de cette étude. L’étude du CGDD fait l’hypothèse qu’une partie des surfaces en légumineuses pourrait se substituer aux céréales, de l’ordre de 650 000 ha. De plus, le colza étant très présent dans les rotations actuelles, la majorité de sa production destinée à l’exportation serait ré-orientée vers le marché intérieur de l’alimentation animale. Ces modifications entraîneraient une baisse des exportations de céréales et de colza respectivement de 11 et 70 % (les substitutions en alimentation animales ne compensant que partiellement les substitutions au niveau de la production), conduisant à un coût annuel de 227 M€ au total.
La perspective implique finalement d’être en capacité de compenser les coûts ci-dessus induits par la détérioration de la balance commerciale agricole (227 M€ environ) par les gains associés à l’augmentation des légumineuses. Les bénéfices environnementaux estimés à 57 M€ représenteraient 30 % de cette compensation, auxquels il convient d’ajouter les bénéfices liés à l’amélioration de la balance commerciale du fait de la diminution des importations d’engrais et de produits énergétiques.
L’étude du CGDD indique enfin que la compensation ci-dessus est sans doute sous-estimée : la totalité des gains environnementaux associés à une relance des légumineuses n’a pu être prise en compte (quantification difficile de la réduction des gaz acidifiants, NH3, et des particules fines associées, dont l’impact sur la santé publique a un coût élevé, de la pression phytosanitaire, de l’amélioration de la fertilité des sols et du maintien de la biodiversité), et le bénéfice environnemental lié à la réduction des émissions de gaz à effet de serre va certainement croître dans le futur en fonction des choix publics et privés de lutte contre le changement climatique.
Par ailleurs, en 2012, le ministère en charge de l’agriculture avait testé les systèmes d’aides en estimant leur impact sur l’évolution future des niveaux d’assolement et de production des protéagineux et du soja, par une projection réalisée à l’aide du modèle multi-sectoriel Magali (Ramanantsoa et Villien, 2012). Cependant, cette simulation était limitée par le modèle à composantes essentiellement économiques et mécanistes qui ne prennent en compte que les prix et les aides, sans intégrer les augmentations de rendement et diminution de charges des cultures assolées, ce qui limite, par construction du modèle, l’impact de la mesure étudiée dans le cas des légumineuses.
Sur le marché de l’alimentation humaine, les enjeux de différenciation par la qualité environnementale sont aussi prégnants. Plusieurs coopératives françaises réfléchissent actuellement à développer des labels environnementaux sur les filières blé. La capacité que pourront avoir les acteurs aval des filières d’espèces dominantes (tout particulièrement pour les filières blé tendre et dur qui utilisent de fortes doses d’azote pour atteindre des teneurs en protéines élevées) à contractualiser la production de ces espèces dans des objectifs de production plus durable pourrait soutenir la ré-insertion des légumineuses dans les rotations ou dans des associations. Ceci pourrait conduire, par exemple, à inscrire dans les cahiers des charges amont des productions dominantes des objectifs de rotation en faveur des légumineuses dont le prix serait dépendant de celui des céréales. En d’autres termes, est-ce que les filières « dominantes » peuvent favoriser la production d’espèces plus mineures via de nouveaux contrats à visée environnementale ? Cet enjeu repose sur le développement de la contractualisation pluriannuelle qui peut passer aussi par le développement de nouveaux signes de qualité (publics ou privés) valorisant cette dimension environnementale. À titre d’illustration, nous pouvons citer ici le lancement du label « Nouvelle Agriculture » du groupe Terrena[110] : la filière cunicole de Terrena propose au consommateur des conditionnements avec une étiquette « NA : alimentation avec luzerne et graines de lin, nourri sans OGM, sans antibiotiques ». Terrena cherche aussi à proposer à certains de ses clients industriels, par exemple chez des pastiers, d’afficher ce label NA sur leurs produits en soutien à la production d’un blé à bas niveaux d’intrants. Un autre exemple récent est le lancement en 2013 d’un engagement « agri blé-éthique » par la coopérative Cavac pour la filière blé : au cœur de la démarche blé agri-éthique, il y a la fixation d’un prix du blé sécurisé pendant 3 ans (en contractualisation avec les meuniers), ainsi qu’un engagement des agriculteurs à réduire l’impact environnemental de la production de blé qui passe, par exemple, par la mise en place de couverts végétaux entre deux cultures ou des rotations plus diversifiées.
Sur le marché de l’alimentation humaine, nous avons indiqué que des rémunérations plus élevées ont amené, ces dernières années, certaines coopératives à prioriser ce débouché. Nous avons précisé également que ces débouchés peuvent s’accompagner d’une contractualisation plus importante pour sécuriser les approvisionnements des industriels. Cette plus forte coordination peut contribuer à mieux structurer ces filières de légumineuses et à engager des investissements plus importants en faveur de ces espèces. Les progrès des connaissances sur les propriétés technologiques et nutritionnelles de ces espèces contribueront probablement au développement de produits innovants dans ce secteur. Ces derniers pourront nécessiter des ajustements dans les critères de choix variétaux. Pour la première fois depuis la création du CTPS, un représentant d’une filière de l’alimentation humaine est entré à la section « Plantes Protéagineuses » en 2012. Un enjeu majeur du secteur des légumineuses est donc de parvenir à trouver des points communs et synergies dans les critères de sélection pour soutenir les différents débouchés, qu’ils relèvent de l’alimentation humaine ou animale. Pour cela, un renforcement de la coordination des différentes filières peut aider à la définition des priorités de recherche et de développement des prochaines années.
La coordination des acteurs est déterminante à l’échelle des filières pour la diffusion de la valeur ajoutée et des informations qui conditionnent les incitations perçues par les acteurs pour orienter leurs choix productifs (Fares et al., 2012), et d’autant plus pour assurer la cohérence des standards et technologies entre maillons des filières. Or, ces filières protéagineuses apparaissent peu coordonnées. Pour autant, certaines filières de niche en développement offrent des modalités de coordination renforcées qui sont susceptibles de contribuer à la relance de ces productions.
Comme exposé dans l’approche multi-niveaux de la transition, les niches sont en effet susceptibles d’offrir une voie au déverrouillage en organisant la production sur une technologie ou un standard différenciés, et en coordonnant fortement les acteurs le long de la filière, afin que les incitations économiques et les informations nécessaires remontent jusqu’à l’amont agricole pour favoriser l’adoption de modes de production différenciés, en l’occurrence ici de systèmes de production incluant plus de légumineuses dans la sole. L’exemple de la filière BBC cité précédemment illustre cette analyse, via notamment la mise en œuvre de contrats spécifiques. Le prix de vente du lin oléagineux est couramment fixé selon un « tunnel de prix », lié au cours des grandes cultures présentes dans l’assolement de l’exploitation. L’objectif est de garantir une marge à l’hectare équivalente à la marge à l’hectare du colza ou du blé pour inciter l’agriculteur à introduire cette culture dans sa sole. La fixation de ce tunnel (prix minimum et prix maximum de vente) est le fruit d’une négociation annuelle entre l’industriel et les producteurs. Ainsi, 80 % des surfaces de lin oléagineux destinées à ce FAC sont contractualisées. La contractualisation représente dans ces filières de niche un mode de coordination privilégié pour inciter les agriculteurs à adopter des espèces plus mineures. Des stratégies commerciales de différenciation par la qualité pour les légumineuses que nous évoquions précédemment pourraient adopter ces modalités de coordination afin de donner à l’agriculteur plus de lisibilité sur la commercialisation de sa production. Un tel projet de contractualisation de type « tunnel » est en cours d’étude par la filière porcine française en région Centre pour soutenir la production de pois protéagineux. Ces contrats tunnel en faveur des légumineuses à graines ont également été mis en place en France récemment sur le marché de l’alimentation humaine par les industriels Roquette et Cosucra pour garantir ses approvisionnements en pois protéagineux, ou encore le groupe Terrena pour la production de lupin blanc destiné à la production de farines et autres ingrédients alimentaires. Cette contractualisation s’accompagne d’une prime pour compenser en partie le différentiel de compétitivité de ces cultures par rapport au cours des autres cultures dominantes dans les assolements.
D’autres exemples offrent des pistes pour organiser de nouvelles modalités de coordination, tout particulièrement au regard d’une reconnaissance des services écosystémiques au sein d’une économie de marché. Nous avons précisé précédemment les enjeux de stratégies de commercialisation fondées sur un affichage environnemental. Citons aussi les accords contractuels mis en place par certains opérateurs pour garantir la durabilité de leurs conditions de production. Les eaux Vittel (du groupe Nestlé) se sont ainsi organisées avec les agriculteurs pour réduire la pollution des eaux dans les Vosges (Déprés et al., 2008). Établi en partenariat avec l’Inra, leur cahier des charges interdit ainsi l’usage des pesticides et limite les apports d’engrais azotés pour 40 agriculteurs signataires de la charte Agrivair (représentant 10 000 ha sur 11 communes). Ces objectifs se traduisent ainsi par une place plus importante des légumineuses dans leur assolement.
In fine, qu’ils soient portés par des exigences productives (sécurisation des approvisionnements pour des transformateurs ou distributeurs) ou des stratégies de différenciation par la qualité, ces différentes modalités de coordination des acteurs au sein d’une économie de marché définissent différentes formes d’arrangement institutionnel (au sens de l’économie des organisations), où la contractualisation occupe une place plus importante en renforçant la durabilité des liens entre les acteurs. Par ces arrangements, les choix productifs sont établis en fonction de paramètres économiquement mesurables. La quantification monétaire des services écosystémiques est donc avancée comme un moyen important pour renforcer cette prise en compte des externalités associées aux modes de production dans les contrats de production. Il peut s’agir d’internaliser dans les coûts de production ceux associés aux externalités négatives des modes de production conventionnels, via par exemple une quantification des coûts de réparation des pollutions engendrées (Chevassus-au-Louis et al., 2009). De nouveaux dispositifs institutionnels permettant la création de valeurs de références monétaires des services écosystémiques peuvent contribuer à renforcer la valeur d’usage de certaines espèces pour soutenir les différents dispositifs présentés dans ce chapitre, tels que les MAE, les affichages d’une valeur environnementale des produits, le marché carbone, etc., qui reposent tous sur une forme de monétarisation des services écosystémiques (encadré 7.12). La valeur du service écosystémique peut donc venir renforcer la valeur commerciale de la culture pour faire basculer des choix productifs en leur faveur (Cavaillès, 2009).
Encadré 7.12. La monétarisation des services agrosystémiques.
Le rapport de Amigues et Chevassus-au-Louis (2011) permet de brosser le développement des démarches sur la monétarisation des services agrosystémiques . La réflexion sur l’évaluation des services écologiques est réellement entrée dans le débat public suite à la publication de Costanza et al. (1997) et du rapport du Millenium Ecosystem Assessment (2005), qui proposaient un chiffrage de la valeur de l’ensemble des écosystèmes mondiaux. Les principes méthodologiques majeurs ont été discutés à la Conférence internationale pour la biodiversité de Nagoya en 2010, et le rapport Chevassus-au-Louis et al. (2009) a fourni une contribution similaire pour l’évaluation de la biodiversité en France. Si l’évaluation des services écologiques, écosystémiques ou agroécologiques ne se confond pas toujours avec la monétarisation, cette dernière a l’avantage important de la simplicité. En effet, toutes les composantes des services étant associées à une valeur monétaire, elles peuvent être priorisées, comparées aux coûts de programmes de restauration voire agrégées en indicateurs synthétiques. Le rapport récent Amigues et Chevassus-au-Louis (2011) vise à mieux comprendre les motifs du faible développement de l’évaluation des services écologiques et encourage les décideurs et les gestionnaires à en faire un élément d’appui à leurs actions en faveur de l’environnement.
Les services écosystémiques au sens large sont définis comme un ensemble de biens et services produits du monde naturel et sources de bénéfices pour l’homme et la société. Cette définition fait le lien entre la logique fonctionnelle des milieux et le bien-être humain ou social, ce qui est illustré par la typologie des services proposée par le Millenium Ecosystem Assessment (2005). Cette dernière distingue quatre catégories de services : soutien (services supports), approvisionnement (services valorisables du vivant), régulation (climat, eau, etc.) et les services culturels et immatériels (voir chapitre 6). La notion de services écologiques englobe les catégories de « patrimoine naturel » et de « bien environnemental », la nature étant vue comme un système composé d’éléments de stocks (le capital naturel), produisant un flux de biens et services écosystémiques rendus à l’homme et/ou à la nature. Ce flux est soumis à des pressions anthropiques conduisant à sa dégradation ou visant à sa préservation.
L’évaluation par monétarisation des services écologiques rencontre plusieurs difficultés. Tout d’abord, il convient de s’assurer de la cohérence spatiale du système considéré, ce qui implique l’identification de l’entité spatiale pertinente. Ensuite, les interactions écologiques en jeu dans la fourniture de services peuvent être complexes et supposent une approche fonctionnelle des milieux. De plus, l’hétérogénéité de ces derniers et leur dynamique évolutive doivent être prises en compte. Enfin, les typologies des milieux doivent être associées mais analysées séparément des typologies de gestion (par des groupes de producteurs, via des mesures de politiques publiques, etc.).
Si les montants monétaires associés aux services écologiques sont souvent considérables, la notion même de monétarisation ne va pourtant pas de soi pour certains. Tout d’abord, le principe même de monétarisation peut être remis en cause car renvoyant à la possibilité de mise sur un marché et donc d’échange entre des parties pas toujours désireuses d’assurer le maintien des services. Ensuite, la monétarisation se base sur l’hypothèse fondamentale que la fourniture de services écologiques procure un certain niveau de « bien-être » (degré de satisfaction pour les économistes) aux individus. Or, de nombreux services (l’activité des micro-organismes dans le sol par exemple) ne font l’objet d’aucune demande réelle dans la société. La somme des valeurs individuelles pour des services ne se confond pas en général avec la valeur pour la société dans son ensemble. Notamment, les milieux naturels peuvent avoir une valeur dépassant les générations présentes et peuvent même avoir une valeur d’existence (usage passif), ce qui implique la construction pour l’évaluation d’un régime de responsabilité environnementale collective.
Les démarches usuelles d’évaluation économique à des fins de monétarisation sont basées sur les préférences révélées ou déclarées. Dans le premier cas, les préférences servant à construire les valeurs (d’usage, dans ce cas) sont indirectement déduites des comportements observés (dépenses de protection, achats de biens substituts aux services dégradés, etc.). Dans le second cas, des protocoles d’enquête sont construits pour faire déclarer aux individus la valeur économique qu’ils accordent à l’environnement. Si des progrès ont été réalisés dans l’évaluation des services par la méthode des préférences déclarées, celle-ci reste parfois difficile à justifier devant la difficulté pour certains individus à associer une variation de leur bien-être pour des services auxquels ils sont peu ou pas habitués.
Le cas des systèmes contenant des protéagineux est un exemple intéressant car fournissant des services agroécologiques à impact local relativement aisés à évaluer (diminution de la facture d’eau en raison de la baisse de la teneur en nitrates) ou à impact plus diffus (régulation du climat en raison de la diminution des GES). Dans le cas du service de régulation de la qualité de l’eau, le niveau spatial choisi détermine la population pertinente à envisager pour la valorisation monétaire (population desservie par les points de captage). Dans le cas de la régulation du climat, la délimitation de la population concernée est plus difficile à établir.
La démarche d’évaluation des services écologiques reste, malgré ces difficultés, indispensable car elle permet de fournir un appui à la conception d’actions en faveur de l’environnement, à destination des acteurs en charge de la gestion des milieux. De plus, fournir des valeurs monétaires lors de l’évaluation des services permet aux gestionnaires des milieux de justifier leurs actions en se plaçant à parité avec les autres intérêts économiques. Comme le montre Amigues (2012), la monétarisation n’est qu’un critère économique qui doit être perçu comme un outil d’aide à la décision, au même titre que des analyses d’impact de nature biotechnique. Comme le précise également Carole Hernandez Zakine (spécialiste du droit de l’environnement au think tank « Saf Agr’iDées »), cette monétarisation au travers de paiements pour services environnementaux (PSE) déplace les principes du pollueur-payeur à un paiement incitatif « sur-mesure » entre (au minimum) deux acteurs qui trouvent un intérêt financier à agir sur les pratiques dans un sens favorable à l’environnement.
Il convient enfin de remarquer que les méthodes de préférences révélées ou déclarées permettent, de plus, de construire des profils de valeurs selon différents segments de la population, facilitant ainsi le ciblage lors de campagnes d’information et de promotion d’innovations systémiques par exemple. La production d’informations sur les valeurs des services écologiques permet de faire évoluer le regard des acteurs sur l’environnement et peut, dans certains cas, faciliter la prise de décision publique.
Ces enjeux d’une meilleure coordination des acteurs interpellent aussi les dispositifs de recherche-développement et de formation pour soutenir la transition agricole vers des pratiques plus durables. La littérature internationale sur l’innovation met en effet de plus en plus en avant l’importance des dynamiques de réseaux dans la construction des innovations, associant les acteurs privés et institutions publiques (Hall et Rosenberg, 2010). Dans le domaine agricole, la mobilisation simultanément de l’ensemble des acteurs d’une même filière en stimulant plus particulièrement la coordination entre les acteurs professionnels, les centres techniques, les établissements d’enseignement et la recherche académique permettrait d’explorer ensemble de nouvelles possibilités pour re-concevoir les systèmes de production et de transformation. Une telle démarche est aujourd’hui expérimentée par la filière française de blé dur, ou par d’autres réseaux comme celui « Blés rustiques », les réseaux mixtes technologiques (RMT), des groupements d’intérêts scientifiques (GIS), les projets Casdar, etc. Ces réseaux visent à mettre les acteurs en capacité d’innover. Cette approche de l’innovation par les réseaux est fondée sur une forte coordination des acteurs publics/privés et la mise en œuvre de systèmes d’information partagés (encadré 7.13.).
Encadré 7.13. Mettre en place des systèmes d’information partagés pour développer les compétences.
L’exploration des leviers mobilisables pour des systèmes plus durables avec plus de légumineuses a amené à identifier des solutions d’une part biotechniques (déjà applicables ou en cours d’exploration), et d’autre part organisationnelles, pour accompagner les filières et les acteurs dans l’adoption de ces nouvelles solutions. Or, pour que ces leviers fonctionnent, les informations et connaissances accessibles aux agriculteurs jouent un rôle fondamental. En effet, la transition vers des systèmes doublement performants ou durables nécessite un changement en profondeur d’une partie des systèmes actuels (Hill et MacRae, 1996 ; Butault et al., 2010). Mais les agriculteurs modifient rarement d’un coup et radicalement leurs systèmes. Ils adoptent progressivement de nouvelles techniques (Chantre, 2011) et les recombinent avec certaines techniques actuelles dans un nouveau système répondant à leurs nouveaux objectifs, favorisant différentes boucles d’apprentissage. Pour accompagner les agriculteurs dans le changement, les conseillers sont eux-mêmes confrontés à des ruptures par rapport à leurs pratiques antérieures qui constituent des routines. Cette évolution concerne autant la modification de leurs références que de leurs postures et identités, ou encore leur mandat et leur cadre d’action (Compagnone et al., 2009 ; Petit et al., 2012). Ces changements dans la profession interpellent en retour des évolutions dans les formations (initiales et continues). Elles doivent, certes, mieux sensibiliser les acteurs aux enjeux du développement durable, mais être aussi en mesure de dispenser des connaissances permettant d’aller jusqu’à l’opérationnalité de systèmes durables depuis la conception jusqu’à l’évaluation de leurs performances (Compagnone et al., 2009). Le constat aujourd’hui est que les informations sur les connaissances mobilisables pour la conception, le pilotage et la mise en œuvre des systèmes de culture sont dispersées et souvent non formalisées, voire non disponibles car détenues par les praticiens (Meynard, 2010). Au-delà de la question de la création des connaissances scientifiques et des savoirs locaux, il est donc tout aussi important de considérer le besoin de partager ces connaissances, ainsi que la manière de les mobiliser pour concevoir, piloter et évaluer des systèmes de culture doublement performants (Meynard, 2012). Un enjeu fondamental est donc de repenser les systèmes d’information et de connaissances, afin de permettre aux acteurs d’avoir à disposition de nouveaux systèmes de partage des connaissances. Le développement de systèmes d’information partagés apparaît notamment indispensable pour assurer le partage et la valorisation de l’ensemble de l’information disponible et permettre le développement de compétences sur le conseil, la formation et la gestion de systèmes de culture intégrant plus de légumineuses en fonction de la diversité des territoires d’action sur l’espace national.
Par exemple, dans le cadre d’Ecophyto, la création d’un système d’information unique rassemblant les données issues de l’ensemble des réseaux de ferme et des dispositifs d’expérimentation va dans ce sens, de même que le développement d’une plateforme de diffusion des connaissances via le portail EcophytoPic.
Une restructuration du dispositif de recherche et développement pour le secteur des légumineuses pourrait améliorer la définition des priorités d’actions au regard des différents enjeux qui ont été rappelés au fil du document. Rappelons ici quelques-uns d’entre eux :
mieux cerner les pratiques et les performances territoriales à l’échelle de la culture et du système de culture, pour valoriser les innovations locales (innovations d’agriculteurs dits « satisfaits » pour l’utilisation des protéagineux dans leurs systèmes en adéquation avec leurs objectifs) ;
renforcer l’expertise et la concertation entre acteurs par plus de relations entre experts techniques et acteurs territoriaux (collecteurs, conseillers agricoles dont les chambres d’agriculture, centres de gestion, etc.). En effet, face à la relative marginalisation des cultures de protéagineux, on assiste à une perte d’expertise des agriculteurs et des conseillers sur les techniques de culture et une valorisation insuffisante des références et des innovations mises au point pour lever certains freins techniques identifiés par le passé en stabilisant les performances. On notera que ceci joue actuellement un rôle significatif dans le développement des prairies associant graminées et légumineuses, notamment grâce à l’action de l’AFPF (Association française pour la production fourragère) avec la production de guides et la mise en place de la marque France Prairies ;
soutenir l’innovation technologique et génétique relative à ces espèces. Le soutien à l’innovation doit aussi concerner la mise à disposition de solutions phytosanitaires et biologiques pour ces espèces ;
définir des valeurs de références sur les services écosystémiques rendus par les légumineuses en fonction de différentes modalités d’insertion ;
rapprocher les acteurs des productions animales et des productions de légumineuses pour questionner les enjeux d’intégration de ces filières à l’échelle d’un territoire ou d’une exploitation, afin de contribuer à davantage d’autonomies protéiques pour les élevages notamment, à réduire les coûts économiques et environnementaux de transport des intrants et des produits, à renforcer la segmentation et la traçabilité… ;
développer des liens avec l’industrie agroalimentaire pour définir les conditions de production performantes (efficacité industrielle et praticité des produits, mais aussi qualité nutritionnelle, environnementale et pour la santé) pour l’alimentation humaine ;
renforcer l’affichage environnemental des produits ;
réduire les distorsions à la concurrence, tout particulièrement au regard des importations de légumes secs ;
contribuer à la réflexion sur les flux territoriaux des zones agricoles avec tous les acteurs, pour une optimisation des assolements selon les besoins et une gestion territoriale des collectes de matières premières agricoles, des flux azotés, des pollutions potentielles, dans une démarche d’écologie industrielle ;
développer des synergies entre les filières de productions de légumineuses.
Une meilleure coordination entre acteurs de tous les maillons des filières reste ainsi essentielle pour définir les priorités de recherche, de développement et de formation qui contribueront, sur la base d’une vision partagée, à une agriculture plus durable.
À retenir. De la nécessité de donner une valeur aux services écosystémiques.
La valeur des services écosystémiques des légumineuses peut renforcer la valeur commerciale de ces cultures pour faire basculer des choix productifs en leur faveur. Une large reconnaissance économique et sociale de ces services écosystémiques peut engendrer une augmentation significative des surfaces, ce qui apporte à la fois un bénéfice environnemental effectif au niveau national et une consolidation des filières par le volume et la valeur ajoutée. La combinaison de nouveaux débouchés commerciaux et d’un renforcement de la visibilité des services écosystémiques des légumineuses dépend fortement de la capacité des acteurs institutionnels et privés à se coordonner afin de définir les directions communes des actions de recherche et de développement agricole et industriel à conduire.
Le consensus majeur des théoriciens traitant des trajectoires technologiques (tous secteurs d’activité confondus) est que l’histoire compte (Dosi et Nelson, 2010). Les choix productifs tendent à s’auto-renforcer dans le temps par différents mécanismes socio-économiques, contribuant dans leur ensemble à définir des rendements croissants d’adoption en faveur du modèle de production initialement choisi. Nous avons illustré ici comment le modèle d’agriculture conventionnelle s’est renforcé dans le temps sur le paradigme de l’agrochimie défavorable aux cultures de diversification pouvant pourtant rendre certains services écosystémiques comme ceux rendus par les légumineuses, et comment, conjointement à cela, les maillons des filières agro-industrielles se sont structurés autour de pratiques et techniques ne valorisant pas les légumineuses, tout particulièrement en alimentation animale. Ainsi, aujourd’hui, bien que ces espèces et cultures présentent un intérêt agroécologique à l’échelle de la rotation ou des filières agricoles, elles sont peu présentes dans les systèmes de grandes cultures conventionnels ; parce qu’initialement, ayant été défavorisées au profit d’investissements plus importants pour d’autres cultures (tant à l’amont que plus en aval des filières, notamment dans leur usage industriel), les difficultés auxquelles les agriculteurs pouvaient être confrontés dans leur culture (tels que l’irrégularité des rendements et des problèmes sanitaires) sont perçues comme d’autant plus importantes que des améliorations spectaculaires ont été réalisées pour les autres espèces. Comme le souligne l’étude de Meynard et al. (2013), le système agricole conventionnel a progressivement instauré une dichotomie entre les espèces « majeures » et les espèces « mineures » qui souffrent aujourd’hui d’un manque de compétitivité important. Les légumineuses présentent actuellement une trop faible rentabilité pour l’agriculteur car leur non-évaluation à l’échelle de la succession culturale fait perdre de vue leurs intérêts agronomique et environnemental qui peut pourtant se traduire en un intérêt économique, le faible intérêt des filières agro-industrielles pour leur usage ne leur octroie pas une plus forte valeur ajoutée (historiquement dédiée à l’alimentation animale), la faiblesse de leur rendement ne compense pas suffisamment leur faible besoin en engrais (à l’échelle annuelle qui reste l’échelle de calcul de référence de la plupart des agriculteurs). L’insertion de légumineuses dans les productions végétales peut contribuer à améliorer la performance économique de l’exploitation, pour peu que les connaissances soient disponibles et que l’approche systémique soit prise en compte.
Un des enjeux de la transition agroécologique est donc de leur redonner une place significative en jouant sur différentes raisons de ce manque d’attractivité. Nous avons particulièrement insisté sur la nécessité que les agriculteurs puissent conduire des évaluations à l’échelle pluriannuelle ; ces évaluations pouvant être accompagnées d’un ensemble de démarches institutionnelles visant la reconnaissance des services écosystémiques, mais également une plus grande mise à disposition de valeurs de références régionales et des outils de gestion comptable adaptés à l’évaluation de la rotation. Face au désengagement progressif des politiques publiques de soutien aux prix, il est prioritaire de trouver de nouveaux débouchés à plus forte valeur ajoutée pour ces espèces, tout particulièrement en alimentation humaine. La recherche d’une valorisation spécifique en alimentation animale, telle qu’une contribution des formules à la réduction des GES, peut aussi contribuer à redonner plus d’intérêt à ces espèces. Les légumineuses pouvent jouer un rôle important dans la transition nutritionnelle, vu la demande croissante mondiale de protéines et le nécessaire rééquilibrage entre protéines animales et végétales dans l’assiette occidentale. Ces nouvelles orientations sont des opportunités pour les légumineuses, qui nécessitent d’être accompagnées par un ensemble d’innovations d’ordre technologique, organisationnel et institutionnel, où la coordination des acteurs reste un facteur clé de réussite. Un renforcement de la coordination entre acteurs de l’amont et de l’aval, via des instances de gouvernance publique (ministères, Actia, pôles de compétitivité…) pour mieux définir prioritairement les actions de recherche et de développement, ainsi qu’un renforcement de l’apprentissage de la conduite de ces cultures dans les systèmes de culture, apparaissent comme des leviers majeurs pour donner une nouvelle place aux légumineuses en France au xxie siècle.
Avec la contribution de : Joël Abecassis, Benoît Carrouée, Didier Coulmier, Gaëtan Dubois, Melissa Dumas, Michel Duru, Jacques Guéguen, Françoise Labalette, Thierry Maleplate, Alexis de Marguerye, Elie Parachini, Meryll Pasquet, Jérome Pavie, Marie-Sophie Petit, Jean-Louis Peyraud, Corinne Peyronnet, Mickaël Pourcelot, Guillaume Py, Raymond Reau, Noémie Simon, Stéphane Sorin, Pascal Thiébeau, Stéphane Walrand.