Introduction

La question vaut d’être posée : que savons-nous sur les apports et les potentiels des légumineuses pour contribuer à renforcer la durabilité des systèmes de productions agricoles français, en lien direct avec l’alimentation et la santé des citoyens et les activités socio-économiques ? Comment cette composante (hétérogène) des écosystèmes peut-elle les moduler, et comment l’utiliser pour accentuer les bénéfices potentiels et réduire les dommages éventuels sur toutes les composantes de l’environnement ?

En s’appuyant sur la définition du développement durable de la Commission Brutland[2], rappelons tout d’abord qu’une agriculture durable poursuit au moins 5 objectifs simultanément : c’est une agriculture respectueuse de l’environnement, économiquement viable et socialement équitable, qui est source de produits sains et de haute qualité, et qui ne présente pas de menace sur le futur potentiel agricole (Wezel et Jauneau, 2011).

C’est donc à l’aune de cette échelle multidimensionnelle qu’il faut appréhender le rôle des légumineuses selon la façon dont on les utilise.

Une approche agroécologique pour tendre plus facilement à des agrosystèmes durables

L’agroécologie , c’est-à-dire l’écologie des systèmes agricoles, est une approche multidimensionnelle s’appuyant sur le croisement des sciences agronomiques, écologiques, humaines et sociales (Francis, 2003 ; Gliessman, 2007 ; Tomich et al., 2011). L’agroécologie permet d’appréhender dans leur complexité tous les mécanismes de régulation en jeu au sein des systèmes cultivés et naturels, eux-mêmes en étroite interaction avec les différents êtres vivants dont les hommes, en repositionnant le tout dans la sphère sociale et économique, et en considérant les dimensions géographique, temporelle, voire éthique. Elle permet d’envisager les voies pour parvenir à un bouclage des cycles de fertilité.

Appliquée à la sphère de production agricole (David et al., 2011), l’agroécologie peut se traduire en un ensemble de pratiques agricoles dont la cohérence repose sur l’utilisation des processus écologiques et la valorisation de l’(agro)biodiversité. Élargie aux dynamiques territoriales et aux acteurs sociaux, elle traite des systèmes pour les penser en termes de développement durable. Une telle approche permet alors de tendre de façon plus pertinente vers des agrosystèmes durables, en prenant en compte la complexité des mécanismes, l’interdépendance des différentes composantes, et la relation aux conditions locales.

Les enjeux de la durabilité

Comment l’agriculture française peut-elle évoluer vers une agriculture plus durable et contribuer à relever les défis alimentaire et environnemental auxquels le monde doit faire face, avec l’augmentation de la demande alimentaire mondiale ? Ces défis doivent être relevés dans un contexte mouvant : en termes climatiques (augmentation continue de la teneur en CO2 de l’atmosphère), en termes géopolitiques (globalisation et mondialisation des échanges), en termes économique et financier (volatilité des prix), et en termes de ressources naturelles fossiles (épuisement).

Il s’agit tout d’abord de maintenir le potentiel agricole, c’est-à-dire la qualité de l’écosystème productif reposant sur la qualité physique, chimique et biologique des sols. Il s’agit ensuite d’améliorer l’efficacité de l’agriculture, en exploitant en priorité les processus et les régulations biologiques inhérents aux écosystèmes, afin de remplir différents rôles de l’agriculture : fonction de production, nourricière et économique, fonction de support et de régulation des systèmes cultivés et naturels, fonction culturelle et sociale.

Ces bienfaits que les humains obtiennent des écosystèmes ont été baptisés « services écosystémiques  » lors de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (Millenium Ecosystem Assessment), réalisé en 2005 par les Nations Unies[3]. La fonction culturelle et sociale figure également parmi les services écosystémiques. Elle est souvent sous-estimée mais est pourtant essentielle, tant par le lien qui lie la société à l’acte de production agricole ou aux paysages ruraux, que par la dimension culturelle des produits agricoles et de leur lien aux territoires.

La fonction nourricière de l’agriculture a été la plus travaillée, notamment depuis la seconde guerre mondiale, avec un succès largement reconnu, mais l’approche mono-objectif a engendré des dommages collatéraux que l’on ne peut plus ignorer. Ainsi en mars 2005, les 1 300 scientifiques et experts de 95 pays qui ont travaillé au rapport onusien ont dressé un sombre bilan : « 60 % des services fournis par les écosystèmes et qui permettent la vie sur Terre sont dégradés ou surexploités ».

Il est maintenant clair qu’il s’agit de trouver collectivement, sans stigmatiser un acteur ou un autre, les moyens de progresser pour intégrer plus fortement les fonctions autres que la fonction de production dans l’organisation des systèmes agroalimentaires.

Cependant, un tel changement pour passer d’une éthique productionniste à une éthique agroécologique est un processus de longue haleine. Et l’être humain doit résoudre ou dépasser sa dissonance éthique (Kirschenmann, 2000) au cœur de ce paradoxe : comment éviter le biais de l’être humain qui oriente ses activités vers son propre intérêt à court terme alors qu’il n’est qu’une composante d’un tout qui l’englobe largement, et dont le fonctionnement à toutes les échelles spatiales et temporelles conditionne aussi la survie et le bien-être de l’être humain ?

La fonction d’approvisionnement de l’agriculture

L’agriculture a pour fonction première de nourrir les hommes et les animaux, et elle est également source de matières premières pour l’industrie non alimentaire. L’augmentation de la population mondiale et la globalisation des échanges de matières premières agricoles ont remis la fonction d’approvisionnement parmi les priorités de l’agenda mondial.

Par le nombre conséquent d’emplois et les excédents commerciaux qu’il représente, le secteur d’activité agricole et agroalimentaire est hautement stratégique pour la France. Cependant, ce secteur est, plus que tout autre, en interaction étroite et continue avec les processus qui se déroulent à la surface de notre planète Terre.

Comment concilier les objectifs stratégiques de productivité avec ceux de durabilité que l’Union européenne et la France se sont fixés, afin de préserver la qualité de la vie d’aujourd’hui et de demain, en protégeant les ressources naturelles et la santé des êtres vivants ?

En termes d’alimentation, l’être humain a besoin de protéines à la fois pour la constitution et le fonctionnement de son organisme (composants des organes et muscles, éléments intra- et inter-cellulaires, comme les récepteurs membranaires), de glucides comme source d’énergie pour son métabolisme, de lipides pour ses constituants membranaires et réserves énergétiques, et enfin d’éléments minéraux et de vitamines pour le bon fonctionnement de son métabolisme.

En agriculture, l’azote est un des facteurs clés de la productivité et de la compétitivité agricoles, car les productions végétales, qui nourrissent animaux et humains, ont besoin de grandes quantités d’azote pour des rendements élevés. En effet, avec le carbone (C), l’azote (N) est un élément constitutif des processus vivants, c’est-à-dire que tout organisme vivant en a besoin : les animaux comme les plantes absorbent cet élément de leur environnement pour élaborer les acides nucléiques et les protéines nécessaires à leur métabolisme. Pour les plantes, le processus de photosynthèse qui permet la captation du CO2 grâce à l’énergie lumineuse interceptée est assuré par des protéines, et surtout la RuBisCO. Si l’azote est un atome essentiel pour la constitution des protéines, les organismes vivants ne peuvent assimiler que l’azote dit « réactif » des composés azotés comme l’ammoniac, les nitrates, les acides aminés, les protéines, etc. Dans le monde végétal, les légumineuses (de la sous-famille botanique des Fabaceae, également nommée Leguminosae) jouent un rôle particulier par leur capacité à exploiter l’azote gazeux (en quantité illimitée sous forme N2 dans l’air ambiant), contrairement aux autres plantes qui ne peuvent utiliser que l’azote minéral, en quantité limitée dans le sol. Elle réalise ceci grâce à une symbiose avec des bactéries des genres Rhizobium ou Bradyrhizobium. Elles partagent cette particularité biologique avec quelques autres sous-familles botaniques proches (Cesalpinaceae et Mimosaceae). Quelques rares autres cas de symbiose permettent l’absorption d’azote gazeux, comme celles avec les bactéries du genre Azospirillum.

Les légumineuses comme porte d’entrée d’azote symbiotique dans les systèmes

Les cultures de légumineuses fournissent majoritairement des glucides (source d’énergie métabolique) et des protéines (sources d’éléments constitutifs et régulateurs) mais également une panoplie variée selon les espèces des autres éléments (lipides, fibres, éléments minéraux, vitamines) pour l’alimentation des hommes et des animaux. Outre leur rôle dans le cycle de l’azote, la production de légumineuses interagit avec d’autres cycles biogéochimiques comme ceux relatifs au phosphore ou aux xénobiotiques. La présence de légumineuses dans les systèmes de production agricoles concourt à l’augmentation de la diversité fonctionnelle des agroécosystèmes, ce qui est favorable à la biodiversité des paysages et territoires agricoles. Elles contribuent ainsi à plusieurs titres à l’équilibre des systèmes agroécologiques.

Cependant, en Europe, les légumineuses à graines représentent actuellement moins de 2 % des surfaces de grandes cultures alors que les autres continents en comptent 10 à 25 % (avec notamment soja, pois, haricot, arachide). Les surfaces de légumineuses fourragères en culture pure sont également limitées (1 % de la SAU), alors que leur utilisation en association avec des graminées tend à se généraliser dans les prairies temporaires. Cette régression des surfaces de légumineuses, ainsi que celle d’autres cultures mineures, sous le double effet du marché et de la réglementation, est-elle compatible avec l’objectif de durabilité des systèmes ?

L’azote est aussi un élément majeur des enjeux environnementaux. Trois sources sont à l’origine des composés azotés actifs sur la planète : la fixation symbiotique, la production industrielle d’engrais et les processus de combustion. L’encadré 6.1 illustre et quantifie le détail des flux concernés. Actuellement, l’azote présent dans les systèmes agricoles et issu de la fixation symbiotique ne représente que 50 millions de tonnes (Mt) dans le monde, 1 Mt dans l’EU-27 et 0,5 Mt en France (encadré 1.1). La plus grande expérimentation de géo-ingénierie mondiale est la production d’azote réactif en grande quantité inventée au début du xxe siècle via le procédé industriel Haber-Bosch produisant de l’ammoniac et conçu en 1909 par deux chimistes allemands, Fritz Haber et Carl Bosch, qui reste le seul utilisé au monde aujourd’hui. Nécessaire pour répondre à l’augmentation de la population au cours du xixe siècle, face à laquelle la fixation symbiotique ne suffisait plus (ni les ressources limitées d’azote fossile comme le guano), cette production exponentielle d’azote réactif a généré un cumul d’effets environnementaux inattendus, notamment en Europe, l’une des principales régions productrices d’azote réactif. La particularité du procédé industriel est de fonctionner à très haute température et sous très hautes pressions pour rompre la triple liaison chimique associant les deux atomes de N de l’azote gazeux et pour permettre la réaction avec l’hydrogène. Ce processus, qui mobilise du gaz naturel comme source d’énergie et d’atomes d’hydrogène, est donc très énergivore puisqu’il faut 2 kg équivalent pétrole pour fixer 1 kg d’azote sous forme d’ammonitrate[4]. En plus de la consommation accrue en énergie non renouvelable, cinq menaces majeures pour la société ont été identifiées par le collectif de l’ENA (European Nitrogen Assessment) : qualité de l’eau, qualité de l’air, augmentation de l’effet de serre, écosystèmes et biodiversité (Sutton et al., 2011).

Penser au-delà de l’azote

L’azote et les flux azotés ne constituent pas le seul élément à considérer dans une réflexion sur la place des légumineuses dans la durabilité des systèmes de production agricoles et la durabilité des systèmes alimentaires. Il est essentiel de prendre en compte de façon holistique tous les éléments composant les systèmes considérés. Il est souvent entendu que la diversité des composantes d’un système de production en assure la résilience (capacité à retrouver sa forme initiale après une déformation) ou la robustesse (capacité à résister à la déformation) (étude Inra pour le CGSP : Inra, 2013). La présence et l’utilisation de légumineuses dans les systèmes agricoles peuvent être analysées à cette aune.

Les défis majeurs de la durabilité des systèmes de production agricoles et des systèmes agroalimentaires sont :

Le contexte national et le besoin d’innovations

Le contexte français est une déclinaison nationale d’un cadre réglementaire européen. La production agricole est largement encadrée et coordonnée au niveau communautaire et elle bénéficie d’une politique agricole commune ayant permis le développement, au cours du xxe siècle, d’une agriculture productive et compétitive. Actuellement, les priorités évoluent et la déclinaison nationale se traduit dans le projet agroécologique dénommé « Produire autrement » et dans la loi d’Avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du 11 septembre 2014. Le projet agroécologique se décline en différents plans, dont certains sont pertinents pour la question des légumineuses. On citera le plan Ecophyto visant à réduire l’utilisation des produits phytosanitaires de synthèse dans la protection des cultures, le plan Semences et Agriculture Durable qui encadre l’orientation de la sélection et de l’inscription de variétés au Registre National et favorise la prise en compte de la dimension environnementale, le plan Ambition Bio visant le développement de l’agriculture biologique sur le territoire national, le plan Abeilles ayant pour objectif de limiter le dépérissement des populations d’abeilles mellifères et plus largement des pollinisateurs et de relancer la production apicole.

Ces plans répondent clairement à des attentes fortes de la société vis-à-vis d’une agriculture productive, capable de produire des produits sûrs et sains à des prix bas, et respectueuse de l’environnement. Ils conduisent également à la mise en place de différentes politiques incitatives françaises, liées à la politique agricole commune et l’articulation entre le Premier et le Second Pilier.

Les relations entre des performances productives et environnementales sont souvent analysées comme une simple opposition entre deux performances antinomiques ou comme un compromis entre deux composantes. Au lieu de penser que la performance productive diminue lorsque la performance environnementale augmente et que le compromis doit être géré par les forces du marché ou les réglementations et politiques publiques, il faut s’interroger sur l’existence éventuelle (ou la possibilité de créer) une relation curvilinéaire convexe. Par exemple, lorsqu’il approche les mécanismes en jeu derrière les flux azotés polluants, un agriculteur comprend très vite que « ce qu’il perd en azote (et qui risque de polluer), il le paye en intrants inutiles et le perd en rendement et en prix de vente », ce qui le conduit à considérer alors la réduction des impacts environnementaux comme une amélioration de l’efficience de son système et de sa compétitivité. De même, si on décide de donner de la valeur (sociétale ou monétaire) à un système qui réduit les dommages environnementaux, alors les performances peuvent augmenter conjointement.

Pour créer ces situations nouvelles, avec des combinaisons novatrices, il faut souligner le besoin impératif d’innovations, définies par l’OCDE en 2005 dans le Manuel d’Oslo comme étant l’adoption de nouveautés. Ces innovations sont non seulement technologiques mais aussi organisationnelles. Elles obligent à des démarches de conception, permettant des innovations incrémentielles ou de rupture. Dans le cas des légumineuses, ces besoins d’innovations concernent à la fois les systèmes de production agricoles et les systèmes alimentaires et agroalimentaires. Si l’innovation est le fait d’amener une nouveauté au marché, la conception d’une nouveauté requiert la mobilisation de savoirs, qu’ils soient académiques et formalisés ou détenus par les agriculteurs et les praticiens.

Analyser les spécificités des systèmes avec légumineuses

Cet ouvrage présente et analyse la situation actuelle, en la replaçant dans une évolution historique. Ensuite, il documente le fonctionnement spécifique des légumineuses et analyse les conséquences de leur présence dans les productions végétales et dans les productions animales. Enfin, il décrit les dynamiques qui valorisent ou freinent leur potentiel d’utilisation dans les systèmes agricoles français.

En compilant les connaissances disponibles au niveau national et international, cet ouvrage documente ce en quoi les légumineuses intégrées dans les systèmes agraires et les systèmes alimentaires peuvent contribuer à :

Toutes les cultures de légumineuses sont considérées dans cet ouvrage : les légumineuses à graines récoltées à maturité (comme les protéagineux, les légumes secs ou le soja), les légumineuses fourragères (luzerne, trèfle, sainfoin) récoltées ou pâturées, ainsi que toute espèce de légumineuse valorisée au sein d’un couvert végétal même si elle n’est pas récoltée.

Le chapitre 1 donne la photographie de la diversité des espèces utilisées et de la production de légumineuses en France aujourd’hui (en la situant historiquement, au sein de l’Europe et du monde). Ensuite, par un élargissement progressif de l’échelle d’analyse, le déroulé des chapitres suivants décline les éléments de connaissances sur le rôle des légumineuses dans les processus impliqués au sein des systèmes agraires :

Ainsi, après avoir apporté les éléments d’analyse pour apprécier le potentiel de ces cultures (chapitres 2, 3, 6 et 7) et de leurs produits (chapitres 4 à 7), sont étudiées les stratégies de déverrouillage (chapitre 7) possibles si l’on veut faire évoluer le système dominant actuel. Il s’agit alors d’identifier des leviers à actionner par les différents acteurs publics et privés du monde agricole et industriel, en s’appuyant sur des opportunités existantes ou en faisant émerger celles qui seraient encore plus incitatives. Des essentiels à retenir sont résumés tout au long de l’ouvrage. La conclusion reprend quelques éléments clés et esquisse des recommandations.

2Notre avenir à tous (Our Common Future) est une publication rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations Unies, où la notion de développement durable est définie pour la première fois : « Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir ».
3Rapport de synthèse de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire, sous la co-présidence de Watson R.T. et Zakri A.H. http://www.millenniumassessment.org/en/index.aspx
4On notera la publication en 2013 des travaux de deux équipes japonaises et d’une équipe chinoise rapportant la découverte d’un nouveau catalyseur, composé organique avec trois atomes de titane, le trihydrure, permettant de casser les trois liaisons du N2 et la réaction avec l’hydrogène (Shima et al., 2013).