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Repères

Genèse de l’euro numérique : beaucoup de bruit pour rien ?

Dominique Desbois

Résumé

Ce texte présente la genèse de l’euro numérique en tant que monnaie numérique de banque centrale. Parmi les justifications de cette expérimentation monétaire, il documente l’érosion des paiements en espèces concurrencés par les paiements numériques et la concurrence des crypto-actifs. Cette innovation fiduciaire intervient dans un contexte d’incertitudes monétaires concernant la place de l’euro dans les transactions internationales et sa part dans les réserves de change. Sortir de l’impasse monétaire actuelle entre excès de liquidités et tendances inflationnistes, suppose de mobiliser les outils numériques de l’intermédiation financière au service d’un fléchage mieux ciblé des soutiens à l’investissement. Face aux préférences des usagers de la monnaie fiduciaire sont présentés les attendus de l’euro numérique. Cependant, l’architecture du projet n’est pas définitivement arrêtée et il revient au débat démocratique de prendre acte des alertes concernant autant l’environnement et la protection des libertés individuelles que l’inclusion numérique, la désintermédiation financière ou la lutte contre le crime organisé afin d’arbitrer raisonnablement entre développement durable, intégration économique, sécurité financière et libertés individuelles.

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Texte intégral

« On me qualifie souvent de père de leuro, mais moi, je ne suis pas le père de cet euro-là. »
Jacques Delors, LExpress, 2011

1Le 4 septembre 2023 à Bruxelles, Fabio Panetta, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), présentait devant la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen les résultats de la phase d’investigation, lancée en octobre 2021, concernant la future devise numérique européenne. Cette communication visait à signaler le lancement de la phase de préparation de l’euro numérique constituée par un processus de test et d’ajustement auprès des acteurs économiques et financiers avant l’émission de cette devise électronique, mise en œuvre qui ne pourra intervenir qu’après avoir franchi les étapes d’un parcours législatif semé d’embûches dont la prochaine élection européenne en juin 2024 ne sera pas la moindre.

  • 1 A stocktake on the digital euro, EuroSystem, European Central Bank, octobre 2023.

2Cette phase d’investigation fait l’objet d’un rapport1 détaillant ses résultats. La première étape de la phase de préparation lui succédant, a débuté en novembre 2023 pour durer deux ans au cours desquels l'Eurosystème se concentrera sur l'expérimentation, consultant toutes les parties prenantes y compris le grand public. La BCE s’affirme prête à « apporter tout le concours technique nécessaire au processus législatif européen, en relation avec les ministres des Finances de la zone euro ».

3Selon Fabio Panetta, qui préside le groupe de travail de haut niveau sur un euro numérique, « nous sommes de plus en plus nombreux à nous tourner vers les paiements numériques et nous devrions donc nous préparer à émettre un euro numérique parallèlement aux espèces ».

  • 2 La monnaie digitale de banque centrale, Groupe de travail, Banque de France, janvier 2020, 52 p.

4D’après le groupe de travail dédié de la Banque de France2, l’euro numérique sera une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), actif numérique émis seulement par la banque centrale européenne, disponible en permanence, s’échangeant en complète parité avec les billets dans les transactions de pair-à-pair et circulant sur des supports numériques potentiellement différents de ceux actuellement utilisés.

Des paiements en espèces concurrencés par les paiements numériques

5En 2016, Eurosystème commande la première enquête à l'échelle européenne sur l’utilisation des espèces par les ménages. Il en ressort que l’utilisation d’espèces varie fortement d’un pays à l’autre : billets et pièces sont particulièrement populaires dans les pays méditerranéens, ainsi qu’en Allemagne, en Autriche et Slovénie (plus de 80 % du nombre des transactions), alors qu’aux Pays-Bas et en Estonie, ils ne sont utilisés que dans moins de la moitié des transactions et, en Finlande, dans un peu plus de la moitié des transactions. Avec 68 % de l’ensemble des transactions payées en espèces aux points de vente, la France se classe à la 14e place sur les 19 pays de l'enquête (cf. figure 1).

Figure 1 : Part moyenne des paiements en espèces dans les points de vente (en % du nombre total de transactions)

Figure 1 : Part moyenne des paiements en espèces dans les points de vente (en % du nombre total de transactions)

Source : Banque de France – La lettre du fiduciaire n°. 10 – mai 2018.

  • 3 Esselink, H. and Hernandez, L. (2017), “The use of cash by households in the euro area”, Occasional (...)

6Cependant, dans la zone euro, les espèces demeurent le moyen de paiement globalement le plus utilisé en valeur (54 %) dominant les cartes de paiement (39 %) ou les autres moyens de paiement (7 %)3. Pour certains pays comme la Finlande ou les Pays-Bas, le règlement en espèces n’est toutefois utilisé que dans un cinquième des transactions. Nonobstant, dans la plupart des pays de la zone euro, plus de 50 % des usagers souhaitent pouvoir payer en espèces, considérant qu'il est important, voire très important de conserver cette latitude (cf. figure 2). En dépit du succès en Suède de l’application Swish permettant aux usagers de transférer gratuitement de l’argent en temps réel d’un compte à l’autre, l’éventualité d’une suppression progressive des espèces a suscité des craintes dans la population contraignant les pouvoirs publics à promulguer une loi imposant aux banques « dassurer lapprovisionnement dun niveau suffisant de services pour obtenir de largent liquide ».

  • 4 Bulletin de la Banque de France, 245/5 - mars-avril 2023.

7En zone euro, les habitudes de paiement ont évolué de manière significative ces dernières années : la part des règlements en espèces est passée de 79 % en 2016, à 72 % en 2019 au profit des règlements numérique qui passent de 19 % en 2016 à 25 % en 2019. Cette bascule des règlements en espèces au profit des règlements numériques s’est accélérée au cours de ces trois dernières années : une érosion significative de 72 % à 59 % pour les paiements par espèces, concomitante d’une adoption rapide des règlements numériques passant de 25 % en 2019 à 34 % en 2022. Notons également que la part des paiements utilisant des applications mobiles franchit un seuil de visibilité, passant de moins de 1 % en 2019 à 3 % en 2022. En France, l’usage d’espèces continue de s’éroder, perdant 9 points de pourcentage (pp) en volume entre les deux dernières enquêtes (2019-2022), même si le déclin est moindre que dans le reste de la zone euro (14 pp)4.

Figure 2 : pourcentage par pays du public souhaitant conserver la latitude de payer en espèces.

Figure 2 : pourcentage par pays du public souhaitant conserver la latitude de payer en espèces.

Source : Étude SPACE sur les comportements de paiement des consommateurs dans la zone euro.

8Aussi, compte tenu de la numérisation des transactions et des capacités de désintermédiation des transactions commerciales par les crypto-actifs comme le bitcoin, les monnaies traditionnelles comme l’euro ont tout intérêt à se positionner rapidement dans l’espace des devises numériques publiques pour maintenir captif leur sphère domestique de transactions commerciales en espèces afin de préserver la prérogative régalienne des banques centrales de « battre monnaie » et de reconquérir leurs capacités de contrôle de la masse monétaire. Actuellement, la masse circulante de monnaie en Europe est issue quasi exclusivement des opérations de crédit des banques privées.

Rempart des monnaies numériques publiques contre l’instabilité des crypto-actifs privés

9Fournir à la population le libre accès à une monnaie sûre est une fonction intrinsèque d’une banque centrale. À l’heure actuelle, seules les devises publiques sont susceptibles de répondre à cet impératif. Ainsi, le développement de MNBC comme l’euro numérique trouve également sa justification dans les risques de préemption de l’espace des transactions en espèces par les crypto-actifs privés comme le bitcoin ou l’ethereum et leur cohorte d’avatars plus ou moins stables (« stable coins ») comme le Tether ou l’USDcoin.

  • 5 Le jeton non fongible (Non Fungible TokenNFT) est un objet numérique (jeton) stocké et authentif (...)
  • 6 La « preuve de travail » est un protocole informatique où le serveur requiert du client une tâche à (...)
  • 7 La « preuve d'enjeu » est un protocole demandant au bénéficiaire de prouver sa « participation » (q (...)

10En préalable, il convient de distinguer des monnaies numériques les crypto-actifs, souvent improprement affublées du titre abusif de « crypto-monnaies ». Les crypto-actifs sont des actifs virtuels émis par des entités non-étatiques intrinsèquement associées à des « chaînes de blocs » (blockchains), journaux de compte digitaux utilisés pour inscrire de manière cryptée l’authenticité et la propriété de cet actif virtuel ou encore pour enregistrer les transactions d’échange de cet actif virtuel entre différentes parties sur des supports numériques comme les jetons non fongibles5. L’intégrité des informations et des transactions enregistrées au sein de chacun des blocs de la chaîne est validée par le « minage » des blocs, activité algorithmique de cryptage/décryptage de la chaîne qui, quel que soit la méthode requise (« preuve de travail »6 ou « preuve d’enjeux »7), suppose des investissements importants en savoir-faire, temps de calcul, équipements informatiques, capitaux et énergie.

  • 8 Brosens, T. (2017) ‘Why bitcoin transactions are more expensive than you think’, ING, Economic and (...)
  • 9 Confronting the Carbon-Footprint Challenge of Blockchain, Xiaoyang Shi & alii, Environ. Sci. Techno (...)

11Une transaction bitcoin est réputée 20 000 fois plus énergivore et génère une masse de déchets 30 000 fois plus élevée qu’une transaction par carte Visa8. Selon certaines évaluations9, dans l’hypothèse d’une adoption généralisée de la technologie chaîne de blocs, l’empreinte carbone du bitcoin et de l’ethereum génèrerait une hausse de la température mondiale supérieure à 1,5 °C au cours du siècle si la preuve de travail continuait d’être utilisée. Cependant, l’utilisation de la preuve d’enjeux pourrait réduire jusqu’à 99 % l'empreinte carbone des crypto-actifs par rapport à la preuve de travail.

  • 10 « L’essor des cryptoactifs : de nouveaux défis pour la stabilité financière », D. Drakopoulos, F. N (...)

12Les crypto-actifs stables, généralement arrimées au dollar, présentent une croissance exponentielle : leur volume a été multiplié par quatre atteignant 120 milliards de dollars en octobre 202110. Les pays émergents et les pays en développement sont les premiers concernés par cette augmentation du volume des transactions basées sur des crypto-actifs. En effet, une généralisation des transactions financières basées sur des crypto-actifs pourrait accentuer la dollarisation de leur économie, si les résidents de ces pays remplaçaient leur monnaie locale par des crypto-actifs.

13Face à la préférence de plus en plus affirmée des consommateurs pour le paiement par voie numérique, la possibilité d'échanger à tout moment des devises émises par les banques contre une monnaie électronique ayant cours légal qui serait émise par la banque centrale et garantie par la puissance publique, est considérée comme un ancrage contribuant à la stabilité du système de paiement dans son ensemble. Ainsi, un euro digital permettrait à la devise publique de continuer à jouer ce rôle à l’avenir dans un contexte d’extension sinon de généralisation des transactions numériques.

14L’euro digital s’inscrit dans un contexte de projets semblables d’introduction de monnaies numériques publiques par un certain nombre de banques centrales : aux Bahamas, le sand dollar adossé au dollar bahaméen est accessible sur smartphone depuis octobre 2020 ; au Cambodge, le bakong est accessible sur téléphone mobile sous la supervision de la banque centrale depuis novembre 2020 ; aux USA, des réflexions ont été entamées par la Federal Reserve ; en Suède, la couronne numérique (e-krona) est au stade de projet-pilote depuis février 2021 ; en Chine, le renminbi numérique (également dénommé e-yuan) est opérationnel sur téléphone mobile depuis mars 2021 dans certaines villes et régions.

Course aux monnaies numériques de banques centrales : la Chine en tête

  • 11 Annual Economic Report 2022, juin, 41 p.

15Actuellement, selon la Banque des règlements internationaux (BRI), 80 % des instituts monétaires envisagent l’émission d’une devise numérique et 10 % ont mis en chantier un projet pilote11.

16Avec le renminbi numérique (e-yuan), la Chine a pris une longueur d’avance dans la course à la monnaie numérique souveraine : en avril 2020, des expérimentations sont lancées dans quatre villes de Chine (Shenzhen, Suzhou, Chengdu et Xiong'an) étendues l’année suivante à six régions complémentaires (Shanghaï, Hainan, Changsha, Xi'an, Qingdao et Dalian). À la fin de 2021, la prolongation de ces expérimentations dénombrait 261 millions d’utilisateurs pour 13,8 milliards de dollars de transactions. Fin mars 2022, la Banque nationale de Chine a étendu l’expérimentation à six régions supplémentaires (Tianjin, Chongqing, Guangzhou, Fuzhou, Xiamen) et six villes de la province du Zhejiang accueillant les Jeux asiatiques (Hangzhou, Ningbo, Wenzhou, Huzhou, Shaoxing et Jinhua).

  • 12 « China Creates Its Own Digital Currency, a First for Major Economy », James T. Areddy, Wall Street (...)
  • 13 “What is RCEP and what does an Indo-Pacific free-trade deal offer China?", South China Morning Post(...)

17Au plan national, il s’agit pour le gouvernement chinois de rétablir un contrôle efficace en cassant l’oligopole des plateformes privées de paiement numérique, comme Wechat Pay et Alipay qui sont utilisées par plus de 90 % de la population dans les grandes agglomérations. Au plan international, le renminbi numérique, avec des coûts d’infrastructure de fonctionnement potentiellement inférieurs du fait de l’échelle des transactions, pourrait constituer une alternative au système SWIFT de paiements internationaux pour les pays ayant des relations économiques privilégiées avec la Chine, avec pour avantage collatéral que cette alternative soit susceptible de parer d’éventuelles sanctions financières internationales12. Par exemple, la zone de libre-échange du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), qui rassemble en Asie du Sud-Est un tiers de la population globale et un peu plus de 50 % de son produit intérieur brut (PIB), partage des règles communes concernant le commerce en ligne13.

Un contexte d’incertitudes monétaires

18Pour la BCE, le développement de l’euro numérique s’intègre aux perspectives tracées par la politique monétaire européenne pour l’ensemble des économies de la zone euro. « Un euro numérique renforcerait lefficacité des paiements européens et contribuerait à lautonomie stratégique de lEurope » a plaidé dans son intervention Fabio Panetta. Cette autonomie stratégique dépend de la part de l’euro dans les transactions internationales et de son poids relatif comme réserve de change.

19L’euro n’est pas demeuré la monnaie que ses concepteurs avaient pensé initialement comme régionale. Depuis un certain nombre d’années, il s’internationalise si l’on se fie aux mouvements de capitaux. Nolens volens, l’Eurogroupe, à qui incombe cette responsabilité selon les traités, devra le gérer comme la monnaie internationale qu’il est devenu, en intervenant sur ses taux de change avec le dollar et vraisemblablement dans un futur pas trop éloigné avec le renminbi.

Figure 3 : parts en pourcentage des devises internationales dans les réserves de change.

Figure 3 : parts en pourcentage des devises internationales dans les réserves de change.

Source : d’après COFER, FMI, 2023.

  • 14 « The same problems plaguing the yuan will plague China's digital currency », Hui, Quartz, 10 /09/2 (...)

20Selon le Fonds monétaire international (FMI), la part du dollar américain dans les réserves mondiales de change s’est érodée depuis vingt-cinq ans, rejoignant son plus bas niveau au quatrième trimestre 2020 (cf. figure 3) sous l’influence combinée de la gestion des taux de change à court terme et des interventions de long terme des banques centrales. Concernant l’euro, la part des réserves de change est importante face au dollar US, mais stagne à un peu moins de 20 % depuis 2015. Les enjeux se situent d’emblée au plan des échanges internationaux, à distance toutefois des objectifs stratégiques de la Réserve fédérale des États-Unis. Ainsi, les principales devises internationales comme le dollar américain ou l’euro cèdent-elles du terrain face au retour de l’or comme réserve de change dû au contexte inflationniste actuel. Selon certains experts14, l’émergence du renminbi ne saurait dans un futur proche modifier significativement la donne stratégique globale issue d’une militarisation du dollar dans le contexte actuel des sanctions internationales prises à l’encontre de la Russie.

  • 15 Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud
  • 16 Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni.
  • 17 China International Payments System est un système de paiement interbancaire transfrontalier, créé (...)
  • 18 Sistema Peredachi Finansovykh Soobscheniy (Système de transfert pour messages financiers) est un sy (...)
  • 19 Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, consortium international de paiement i (...)

21Certes, la part du renminbi dans les réserves de change demeure marginale (2,5 %) face à la domination du dollar américain (59 %), cependant cette domination pourrait être remise en cause : en 2022, selon la World Economic Outlook Database, le PIB des BRICS15 (31,5%) a, pour la première fois, dépassé celui du G716 (30,7%) en parité de pouvoir d’achat. Ces derniers temps, une cascade de décisions des pays émergents (en Asie, Afrique, Moyen Orient et Amérique du Sud) accélèrent la dé-dollarisation de leurs économies : adoption des systèmes d’échanges internationaux chinois (CIPS17) ou russe (SPFS18) en lieu et place du système SWIFT19, abandon du dollar par l’Inde et le Brésil dans leur commerce extérieur notamment avec la Chine, contrats pétroliers ou gaziers signés en renminbi, achats records d’or par les pays émergents, fourniture d’infrastructures sous accords de troc internationaux pour certaines matières premières, comme les hydrocarbures.

22Les annonces du nouveau président argentin et l’incorporation récente de l’Egypte au sein des BRICS ajoutent aux incertitudes majeures concernant la lutte contre l’inflation au niveau du système financier international. Les antagonismes se concrétisent par la poursuite de politiques d’accommodement monétaire, idiosyncratiques de la part de la Chine, de la Turquie et de la Russie, à contre-courant du resserrement monétaire opéré par la grande majorité des pays.

Émergence et corrélation accrue des crypto-actifs avec leur devise de réserve

  • 20 Lancé par Meta (ex Facebook) et piloté par un consortium d’ONG et d’entreprises, Diem (ex Libra) es (...)

23Dans la recherche d’une couverture financière protégeant de l’inflation, la corrélation de plus en plus forte entre le cours du dollar et celui du bitcoin renforce l’hypothèse qu’une certaine complémentarité puisse s’instaurer entre la devise américaine et ce crypto-actif. Cette complémentarité ne serait pas étrangère au positionnement des « stable coins » comme actifs de réserve grâce à des valorisations moins fluctuantes que ceux des crypto-actifs classiques, car indexés sur des valeurs plus stables comme l’or ou le dollar, ainsi que le prévoyait le projet Diem20 de Meta, abandonné depuis septembre 2022.

24L’apparition des crypto-actifs date de la création de la blockchain en 2009. Dans cette course à l’innovation financière, ils ont donc largement précédé les devises numériques publiques. Depuis 2017, l’offre de crypto-actifs s’est considérablement fragmentée (cf. figure 4). Actuellement, environ 9 000 crypto-actifs se partagent le marché des actifs numériques dont la capitalisation, estimée actuellement à 1 670 milliards de dollars21, se maintient entre mille et trois mille milliards de dollars depuis 2021 (cf. figure 5). Si l’on met cette estimation en regard du flux annuel de 1 300 milliards de dollars atteint par l’investissement direct à l’étranger (IDE) qui a reculé de 12 % en 2022 au niveau mondial22, il devient manifeste que le marché des crypto-actifs, de par sa capitalisation, est susceptible de jouer, en dépit de sa volatilité, un rôle significatif dans le libellé des dettes externes ou des créances interbancaires transfrontalières, en particulier pour les économies émergentes ou en développement.

Figure 4 : évolution du nombre de crypto-actifs de 2013 à 2023.

Figure 4 : évolution du nombre de crypto-actifs de 2013 à 2023.

Source : d’après Statista (https://www.statista.com/​), 2023

Figure 5 : évolution de la capitalisation des crypto-actifs de 2013 à 2023.

Figure 5 : évolution de la capitalisation des crypto-actifs de 2013 à 2023.

Source : extrait de CoinMarketCap (https://coinmarketcap.com/​), 2023

  • 23 LCBFT : état de la menace 2022-2023, Tracfin, septembre 2023, 90 p.

25Outre la volatilité de leurs cours (cf. figure 5), qui fait des crypto-actifs un placement hautement risqué, leurs plateformes d’échange ont subi un certain nombre de faillites et de cyber-malversations (faillite en juillet 2022 des plateformes Celsius et Voyager Digital, suite à la chute du crypto-actif Terra ; faillite des plateformes FTX et BlockFi en novembre 2022, suite au crash du crypto-actif FTT), dépossédant leurs usagers. En outre, selon les rapports convergents des autorités financières23, la pseudonymisation des crypto-actifs ouvre la porte à la fraude fiscale, au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme.

Les enjeux de la désintermédiation financière par des crypto-actifs

  • 24 « Crypto-actifs : l’année 2022 confirme les risques identifiés », C. Brousse, Y. Mouheb, Banque de (...)
  • 25 Le minage est la méthode spécifique utilisée pour valider les transactions ajoutées à une chaîne de (...)
  • 26 “Still Not Getting Energy Prices Right: A Global and Country Update of Fossil Fuel Subsidies”, I. W (...)

26Du fait d’une part croissante d’investisseurs institutionnels sur ce marché et d’une forte corrélation avec le cours d’entreprises de la « high-tech », comme Tesla influençant cet écosystème par leurs investissements, la corrélation est croissante et parfois singulièrement élevée (85 % en mai 2022) entre les cours du dollar ou des principaux indices boursiers américains (S&P500 et Nasdaq) et les valorisations des crypto-actifs les plus importants24. Ainsi, l’extension des marchés de crypto-actifs pourrait accentuer la dollarisation d’économies des pays émergents et des pays en développement où le volume de ces crypto-actifs a fortement augmenté en 2021. Si les résidents de ces pays commencent à utiliser des crypto-actifs en place de leur monnaie publique, cette « cryptoïsation » de leur économie risque d’entraver les politiques monétaires conduites par leurs banques centrales. En outre pour ces pays, le « seigneurage », gain financier obtenu en frappant sa propre monnaie, peut être amputé significativement par cet essor des crypto-actifs. Enfin, une délocalisation des activités de « minage »25 des chaînes de blocs financières pourrait fortement impacter leur consommation énergétique et partant leur bilan carbone, au profit de pays très fortement émetteurs de CO2 comme la Chine, ou qui subventionnent leurs énergies fossiles comme la Russie, mais aussi les USA26.

La recherche d’une « fluidité » financière accrue

  • 27 Les contrats « intelligents » (smart contracts) sont des protocoles informatiques auto ou condition (...)

27En revanche, selon certains experts, le recours aux monnaies numériques de banque centrale (MNBC) permettrait de fluidifier les transferts de certains actifs financiers dans les échanges interbancaires. Certaines transactions, comme les prélèvements automatiques, pourraient être enregistrées dans un registre distribué sur le modèle de la chaîne de blocs et synchronisé par un réseau interbancaire européen utilisant les fonctionnalités des contrats « intelligents »27. Un tel système est censé simplifier les échanges et améliorer leur rapidité, facilitant ainsi le négoce d’actifs numériques à l’aide de jetons (tokens) qui pourraient être non fongibles (non fongible token ou NFT) et, donc, échangés entre deux opérateurs sur Internet sans l’autorisation d’un tiers. Une telle facilité permettrait aux organisations ou aux entreprises de se financer sans intermédiaire par le biais de procédures participatives (initial coin offering - ICO). Ces ICO participent du mouvement de désintermédiation financière voulu par la BCE ciblant les petites et moyennes entreprises. Cependant, les systèmes actuels de transactions financières et de règlements n’ont pas été conçus pour fonctionner avec des actifs numériques représentés par des jetons. Dans l’hypothèse de l’adoption d’un système de jetons non fongibles, il faudrait y adapter (« tokéniser ») les infrastructures de marchés et l’ensemble de l’écosystème des règlements de gros, sinon de détail.

28Consciente de l’impact environnemental prévisible du minage des chaînes de blocs, la BCE ne saurait cependant renoncer à ses privilèges de banque centrale, notamment en ce qui concerne le contrôle des émissions de monnaie numérique. À cette fin, elle évoque la possibilité d’architectures mixte intégrant aux systèmes actuels de compensation des composants tokénisés capables de.gérer des actifs numériques avec des contrats « intelligents ».

Le « bac à sable » réglementaire d’une norme européenne pour les chaînes de blocs

29La stratégie de la Commission européenne est de promouvoir une norme européenne pour la chaîne de blocs, l’European Blockchain Services Infrastructure (EBSI), avec pour objectif l’utilisation de cette technologie pour favoriser un développement économique durable dans le respect du Pacte vert (Green Deal) pour l’Europe. Pour relever ce défi, le Programme pour une Europe numérique est doté d’un budget de 580 millions d’euros sur sept ans, déployant depuis novembre 2021 une série d’appels d’offre, notamment le projet Erasmus+ Chaise28, stratégique pour le développement de compétences européennes sur les chaînes de blocs. Concrétisation de cette stratégie, le « Bac à sable » (Sandbox) européen pour la chaîne de blocs lancé en 2023 fournit une plateforme confidentielle pour les cas innovants d’utilisation de chaînes de blocs impliquant des technologies de registres distribués. Parmi les champs réglementaires identifiés par ce « Bac à sable », figurent les registres commerciaux, les réglementations douanières, la réglementation financière, la cyber-sécurité et la protection des données individuelles.

  • 29 European Credit Transfer and Accumulation System, *ou système européen de transfert et d’accumulati (...)
  • 30 Blockchain technology and its relationships to sustainable supply chain management, International J (...)

30Par exemple, le projet Vector (VErifiable Credentials) de l’EBSI portant sur des registres distribués d'organismes de confiance et d’informations d’identification vérifiables a été lancé en juin 2023 pour une durée de deux ans. Regroupant 50 partenaires de 20 pays différents, le consortium de recherche Vector teste la faisabilité de la norme européenne de chaînes de blocs pour des applications portant sur les registres commerciaux, l’identification et la validation de crédits (accès aux droits, crédits ECTS29) pour des services sociaux de santé et pour des programmes de l’enseignement supérieur déployés à l’échelle européenne. Une hypothèse de travail envisagée est de restreindre l’accès aux transactions et à leurs validations sur des chaînes de blocs avec « permissions » accordées à des groupes spécifiques d’opérateurs, permettant un certain contrôle de la décentralisation des registres30. Il est vraisemblable que l’estimation de l’impact environnemental de telles infrastructures semi-distribuées ne soit publiée qu’à l’issue de la seconde phase d’expérimentation en 2026.

31Actuellement, deux hypothèses opérationnelles émergent pour l’euro numérique : l’adoption d’un jeton non fongible spécifique concurrent direct des stable coins adossés au dollar US, et un registre numérique de transactions entre la BCE et les banques commerciales. Se poserait alors la question d’une interopérabilité conjointe entre ces deux systèmes et de ses éventuelles modalités.

Sortir de l’impasse monétaire

32Dans un contexte où le durcissement des politiques monétaires entreprises pour juguler l’inflation commence à faire sentir ses effets déprimants sur l’activité, un ralentissement de la croissance est attendu qui passerait de 2,6 % en 2022 à 1,4 % en 2024 pour les économies avancées. Le FMI souligne l’importance des innovations financières pour contribuer à ralentir l’inflation au moindre dommage pour les activités économiques en réagissant plus efficacement aux anticipations inflationnistes des agents économiques. En effet, une inflation trop élevée est susceptible de modifier la répartition des revenus au détriment des salaires et retraites, avec pour conséquence de pénaliser les achats de consommation courante et de favoriser ceux de biens de luxe. Cependant, une inflation modérée est souhaitable pour faciliter les variations de prix relatifs afin de garantir la viabilité des innovations émergentes et assurer une allocation plus efficiente des ressources.

33Sans être le seul instrument pour sortir de l’impasse monétaire résultant de la conjonction de l’inflation avec un excès de liquidités, l’euro numérique permettrait de remettre des liquidités directement aux agents économiques en tenant compte des inégalités de situation dans leurs besoins d’investissement et leurs capacités d’emprunts afin de contourner les éventuels blocages dus à la frilosité ou aux stratégies divergentes des opérateurs du crédit bancaire. Ainsi, des recompositions de l’appareil productif impliquant investissements et relocalisations peuvent être envisagées en réponse aux tensions inflationnistes afin d’éviter aux entreprises ou aux ménages de subir des blocages résultant de goulots d’étranglement, comme ce fut le cas récemment dans la construction automobile suite à la pénurie de semi-conducteurs ou encore actuellement dans le secteur de la santé face aux pénuries d’antibiotiques ou d’anti-douleurs.

34Un des atouts de l’euro numérique serait de permettre aux agents économiques de disposer d’un compte ouvert à la BCE. Cette disposition pourrait faciliter la transmission de la politique monétaire, sans devoir supporter les effets pervers induits par les injections de liquidité transitant par les systèmes bancaires, ce qui constitue la pratique actuelle. En effet, les excédents de liquidité issus de la crise de la Covid 19 rendent difficile la stimulation de l’économie européenne par la voie monétaire pour la BCE soumise à l’injonction ordo-libérale du combat contre l’inflation. Le Programme de stabilité 2023-2027 du Pacte de stabilité et de croissance prévoit un retour sur la cible d’inflation de la BCE en 2026. Cependant, pour peu qu’elle reste cantonnée à certains secteurs, l’inflation s’avèrerait utile pour favoriser les ajustements structurels nécessaires à une intégration économique plus poussée de ses marches orientales et de ses régions périphériques.

Attendus de l’euro numérique

35L’objectif fixé à l’euro numérique est de répondre à la préférence croissante pour les paiements électroniques en rendant la devise publique disponible sous forme numérique, sans frais supplémentaires, dans l’ensemble de la zone euro. Par cette facilité d’accès et d’utilisation de la devise numérique, la BCE entend favoriser l’inclusion financière au sein de la zone euro.

  • 31 Initialement porté par une trentaine de banques, le projet EPI a été contraint récemment de revoir (...)
  • 32 Digital euro might suck away 8% of banks’ deposits - Morgan Stanley, M. Jones, Reuters, 16 juin 202 (...)

36Loin de remplacer les autres moyens de paiement électronique, voire la monnaie fiduciaire (pièces et billets), l’euro numérique entend les compléter. En offrant une option supplémentaire de paiement en euros, il s’agit de préserver le rôle de la devise publique émise par la banque centrale dans les paiements de détail face aux actifs électroniques privés, en particulier dans le secteur du commerce électronique, dominés par des opérateurs non européens, en particulier américains comme Visa ou MasterCard. Cependant, l’European Payments Initiative (EPI) fédère déjà plus d’une quinzaine de banques européennes dans cinq pays (Allemagne, Belgique, Espagne, France et Pays-Bas) pour le lancement d’une offre unifiée au niveau européen comprenant une carte et un porte-monnaie numériques couvrant les paiements en magasin, en ligne, et de particulier à particulier, ainsi que les retraits d’espèces31. D’où une suspicion des banques commerciales envers le projet d’euro numérique, considéré comme un concurrent « déloyal ». En effet, les banques commerciales devraient alors supporter un double coût : celui de l’adaptation à l’euro numérique de leurs infrastructures de paiement et celui du transfert d’une partie des dépôts bancaires vers l’euro numérique. La firme Morgan Stanley estime à 8 %, soit 873 milliards d’euros, la perte de dépôts de particuliers pour les banques commerciales lors de l’introduction d’un portefeuille limité à 3 000 euros numériques32. L’impact pourrait être plus important pour les banques de petites économies européennes, comme la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, Slovaquie, la Slovénie ou la Grèce,

  • 33 Stablecoins, Central Bank Digital Currencies, and Cross-Border Payments: A New Look at the Internat (...)
  • 34 Stablecoins et monnaies numériques de banque centrale : un enjeu géostratégique pour le Système mon (...)

37Pour les paiements dits « de gros » (de l’ordre du million d’euros), il s’agit de contester l’ascendant financier pris par les stable coins adossés à des devises de référence (dollar, euro, renminbi) dans les transactions au sein du commerce international33 accentuant la polarisation des échanges selon les sphères d’influence monétaro-financière (dollarisation, routes digitales de la soie s’appuyant sur l’e-yuan). En effet, selon certains analystes, les monnaies numériques de banque centrale sont susceptibles de remettre en cause la hiérarchie des paiements de gros à l’échelle internationale34. Par son existence même en tant que monnaie numérique de banque centrale, l’euro numérique entend préserver la souveraineté monétaire de la zone euro en renforçant son autonomie financière et stratégique.

38En effet, le recours croissant aux paiements numériques entraîne une dépendance accrue de l’Europe à l’égard de prestataires de services extra-européens. La fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales relativement aux chocs exogènes comme la pandémie de coronavirus (COVID-19) et l’agression de la Russie envers l’Ukraine ont rappelé les risques de dépendance vis-à-vis de fournisseurs extérieurs en ce qui concerne des besoins fondamentaux comme l’énergie, les céréales ou certains médicaments essentiels, mais aussi les devises. En avril 2021, alors ministre allemand des Finances, Olaf Scholz exhortait récemment l’Europe à être aux « avant-postes sur la question des monnaies numériques de banque centrale et doit activement la faire progresser. […] Une Europe souveraine a besoin de solutions de paiement innovantes et compétitives ».

39L’euro numérique peut renforcer la résilience européenne sur au moins trois plans. Primo, il garantirait une solution de paiement électronique pour la zone euro sous gouvernance européenne, constituant un atout stratégique pour l’ensemble de l’écosystème de paiement. Secundo, l’euro numérique, en s’’appuyant sur sa propre infrastructure digitale, renforcerait la résilience globale du système de paiement électronique européen dans l’éventualité de pannes techniques ou de cyberattaques. Tercio, l’euro numérique constituerait également une plateforme pour les prestataires de paiement susceptibles d’offrir des services de portée paneuropéenne pour leurs clients. Réduisant les coûts et encourageant l’innovation, une telle plate-forme renforcerait l’efficacité globale du système de paiement européen.

Architecture du projet et contraintes pour les usagers

40À l’instar d’autres instruments de paiement électronique, les transactions de base en euro numérique seraient gratuites pour les particuliers. Un modèle d’indemnisation permettrait d’inciter à la distribution de l’euro numérique par les intermédiaires financiers, tout en apportant des garanties suffisantes contre l’application de frais de service excessifs aux commerçants. Les coûts internes, comme la gestion des dispositifs et le traitement des règlements, seraient pris en charge par l’Eurosystème.

41Selon la BCE, les utilisateurs, particuliers comme entreprises, d’euro numérique auront accès aux paiements de détail pour leurs dépenses courantes soit sur l’application mobile ou l’interface en ligne de leur prestataire de services bancaires, soit en passant par l’application de l’Eurosystème dédiée à l’euro numérique. Les personnes n’ayant ni compte bancaire ni accès aux outils numériques pourront payer avec des euros numériques à l’aide, d’une carte physique émise par un organisme public et délivrée par des services publics de proximité, par exemple les bureaux de poste. Les utilisateurs pourront également échanger des euros numériques contre des espèces et vice versa aux distributeurs de billets.

42Les contraintes imposées à l’euro numérique seront vraisemblablement similaires à celles imposées aux règlements en espèces par le cadre de la lutte anti-blanchiment et contre le financement du terrorisme, par exemple en France un maximum de 1 000 € pour le paiement en espèces d’un professionnel ou la nécessité d’un écrit pour justifier une transaction entre particuliers excédant 1 500 €. Parmi les contraintes, figure également un plafonnement des euros numériques détenus par chaque européen. Cette disposition conduirait à une vérification constante des comptes pouvant induire un risque d’identification des usagers.

43La plupart des décisions techniques concernant le support de l’euro numérique (architecture centralisée ou décentralisée, protocole de chaîne de blocs ou non, distribué par la BCE ou par les banques, compte ou jetons numériques, avec ou sans plafond, etc.) demeurent en cours d’instruction. Parmi les décisions définitivement arrêtées, l’euro numérique sera émis par la BCE et distribué dans des portfolios numériques (wallets) indépendamment des autres moyens de paiements.

44En ce début d’année, la BCE procède à cinq appels d’offres pour la fourniture de composants de l’infrastructure dédiée à l’euro numérique, doté d’un financement de 1,2 milliard d’euros. La majorité de ce financement sera allouée à la mise en oeuvre de solutions permettant le paiement hors-ligne, facilité spécifique à l’euro numérique : sans aucune intervention d’intermédiaire, les utilisateurs pourraient effectuer des transactions instantanées et sécurisées. L’évaluation de l’incidence environnementale du projet, en particulier l’éventuel usage de chaînes de blocs, n’est jusqu’ici pas publiquement documentée.

Les recommandations de la CNIL

  • 35 Quand la confiance paie. Les moyens de paiement d’aujourd’hui et de demain au défi de la protection (...)

45Selon la CNIL, au-dessus du seuil d’anonymisation retenu, l’identification des utilisateurs ne devrait pas outrepasser les obligations réglementaires des parties concernées par un paiement qui, par exemple, ne contraignent pas à s’identifier auprès d’un commerçant. Toujours d’après la CNIL, la justification de l’identité par un document d’état civil pour une transaction ne serait nécessaire que dans un cadre régalien (vis-à-vis des autorités étatiques) alors que la déclaration d’identité ou le pseudonyme suffisent en général dans le cadre commercial. Les autorités européennes de protection des données se sont prononcées en faveur d’une modalité de transaction hors-ligne (sans connexion internet) pour l’euro numérique afin qu’il soit accessible sur l’ensemble du territoire européen et que soit minimisé les risques de traçage des personnes impliquées dans des transactions. Cette disposition rejoint les recommandations antérieurement effectuées par la CNIL dans son Livre blanc sur les données et les moyens de paiement35.

46Une interrogation demeure sur le choix entre une architecture centralisée, impliquant par exemple l’ouverture d’un compte auprès de la BCE, et une approche décentralisée basée éventuellement sur une technologie de type « chaînes de blocs » où les données transactionnelles devraient être pseudonymisées par l’intermédiaire de jetons numériques (« tokénisation ») afin qu’aucune donnée personnelle ne subsiste en clair au sein de la chaîne de blocs. En pratique, lors du rechargement par un utilisateur de son portfolio auprès d’un intermédiaire, aucune donnée ne serait communiquée en-deçà du seuil d’anonymisation. Selon la CNIL, ce rechargement auprès d’intermédiaires éviterait de devoir ouvrir un compte auprès de la BCE ou de contrôler a posteriori les transactions inférieures au seuil d’anonymisation.

Verdict des usagers : la confidentialité prime sur la sécurité

  • 36 Study on the payment attitudes of consumers in the euro area (SPACE), décembre 2020, 146 p.
  • 37 Sondage IFOP réalisé pour la Monnaie de Paris en 2022.

47En 2019, selon l’étude sur les comportements de paiement36 publiée par la BCE, 67 % des transactions dans la zone euro étaient inférieures au seuil de 100 € et la majorité des paiements inférieurs à 50 € était effectuée en espèces. Selon l’enquête par la BCE des futurs usagers de l’euro numérique, la préoccupation première est la confidentialité des transactions pour 43 % des enquêtés contre 18 % pour la sécurité des transactions. Les répondants se prononcent en majorité (53 %) pour un euro numérique fondé sur « la confidentialité et la protection des données personnelles, utilisable hors ligne ». Cette préférence pour la confidentialité s’exprime peu ou prou quel que soit la nationalité de l’enquêté, son statut professionnel ou ses caractéristiques sociales. Ainsi, selon une autre enquête réalisée en 202237, 79 % des Français demeurent attachés aux espèces et 84 % d’entre eux pensent que leur vie privée serait davantage menacée si les espèces venaient à disparaître.

  • 38 EDPB letter to the European institutions on the privacy and data protection aspects of a possible d (...)

48Dans une lettre ouverte adressée en juin 2021 aux différentes institutions européennes concernées, le Comité européen de la protection des données souligne l’importance d’une protection de la vie privée dès la conception de l’euro numérique38. Cependant, sanctuarisé par la Charte des droits fondamentaux de l’UE en ses articles 7 et 8, le droit à la protection de la vie privée et des données personnelles doit être mis en œuvre à l’aune des principes de nécessité et de proportionnalité tels qu’ils sont appliqués par la jurisprudence européenne, en cohérence avec la défense des autres droits pertinents.

  • 39 « Billet et jetons, la nouvelle concurrence des monnaies », Conseil national du numérique, novembre (...)

49Un compromis doit donc être trouvé entre le respect de l’anonymat des transactions en dessous d’un certain seuil et, au-dessus de ce seuil, la traçabilité nécessaire pour des missions régaliennes d’intérêt public, comme la lutte contre le crime organisé39. Selon le Conseil national du numérique, l’établissement d’un plafond en-dessous duquel les transactions seraient anonymisées vise également à éviter une exploitation indue de données personnelles sur les transactions par les plateformes numériques, qui, de par leur concentration oligopolistique, pourraient constituer une menace pour la souveraineté de l’Union européenne ou de ses États membres. En France, la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) réclame qu’un régime spécifique à l’euro numérique soit introduit dans le droit européen afin de garantir l’équilibre entre la lutte contre la criminalité financière et le respect des libertés individuelles.

Le nécessaire débat démocratique sur la désintermédiation financière, les libertés individuelles et l’impact environnemental

50Dans son communiqué de presse du 18 octobre 2023, la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, confirme la décision d’ouvrir une nouvelle étape préparatoire à l’émission d’un euro numérique : « Nous envisageons leuro numérique comme une forme numérique despèces qui pourrait être utilisée pour tous les paiements numériques, gratuitement, et qui garantirait le plus haut niveau de confidentialité. Il coexisterait avec les espèces, qui seront toujours disponibles, afin de ne laisser personne de côté. »

51L’objectif de la désintermédiation financière est de répartir les risques entre une multitude d’investisseurs, plutôt que de les concentrer sur la sphère plus restreinte des établissements de crédit. Les risques financiers étant portés individuellement par une plus grande diversité de profils d’investisseurs, on écarterait ainsi les risques systémiques. Cependant, on observe que les actifs issus de la titrisation du crédit sont détenus par des entités enclines à des comportements moutonniers faute de capacités de filtrage des investissements sur des critères extra-financiers. Insuffisamment régulées, leurs relations avec le système bancaire sont susceptibles de le mettre en danger. Ainsi, il n’est pas acquis empiriquement que l’ambition de désintermédiation financière qui motive pour partie le projet de l’euro numérique se traduise par une plus grande stabilité financière et économique. En effet, les études empiriques tendent à montrer que les systèmes financiers intermédiés par les banques plutôt que basés sur des marchés de titres financiers amortissent les fluctuations de l’activité provoquées par les chocs réels (guerre, catastrophe naturelle, crise énergétique) à incidence économique. A contrario, les récessions s’accompagnant de faillites bancaires, liées à l’éclatement de bulles spéculatives basées sur le crédit, présentent un impact plus marqué et plus durable sur la croissance. En somme, les crises systémiques paralysant le système financier sont rares mais d’une ampleur d’autant plus grande que la dominance bancaire du système de financement est forte.

52Le projet de l’euro numérique impactera vraisemblablement à terme le quotidien de centaines de millions d’Européens. Aussi, serait-il opportun que la matière du projet sorte maintenant des cartons d’expert afin que des tests en vraie grandeur soient menés et qu’un débat véritablement public s’instaure sur l’épure retenue par les régulateurs pour les modalités de sa mise en œuvre par les opérateurs, en particulier relativement à son impact environnemental prévisible. Les prochaines élections européennes doivent être l’occasion de mettre en débat l’arbitrage à réaliser pour l’euro numérique entre sécurité et liberté, les effets attendus en matière d’inclusion socio-économique, sans omettre l’évaluation de son impact environnemental. À cet égard, l’euro numérique pourrait contribuer à relancer pour l’Europe l’ambition sociétale fondée sur l’économie portée par Jacques Delors, lors de sa Présidence de la Commission européenne, et ainsi actualiserait son projet initial en fixant le cap suivant : une monnaie numérique unique devrait être un instrument d’intégration économique et de socialisation pour tous les Européens dans le respect bien compris de l’environnement. Ainsi, le pouvoir monétaire de l’euro numérique pourrait être mis au service d’une bifurcation environnementale du développement socio-économique en Europe.

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Notes

1 A stocktake on the digital euro, EuroSystem, European Central Bank, octobre 2023.

2 La monnaie digitale de banque centrale, Groupe de travail, Banque de France, janvier 2020, 52 p.

3 Esselink, H. and Hernandez, L. (2017), “The use of cash by households in the euro area”, Occasional Paper Series, n° 201, BCE, Francfort sur le Main, novembre.

4 Bulletin de la Banque de France, 245/5 - mars-avril 2023.

5 Le jeton non fongible (Non Fungible TokenNFT) est un objet numérique (jeton) stocké et authentifié grâce à une chaîne de blocs associée à un identifiant numérique, ce qui garantit son unicité et sa non-fongibilité. Ce jeton accorde des droits de propriété sur un objet, le plus souvent virtuel comme une œuvre d'art numérique, un contrat, un diplôme, etc., en l’associant à un compte propriétaire. L’unicité du jeton garanti sa non-fongibilité tandis que celle du propriétaire garantit sa valeur.

6 La « preuve de travail » est un protocole informatique où le serveur requiert du client une tâche à effectuer, cette tâche étant asymétrique en coût algorithmique (élevé pour le client et faible pour le serveur). L’inconvénient est une forte consommation en temps de processeurs, générant un coût énergétique élevé.

7 La « preuve d'enjeu » est un protocole demandant au bénéficiaire de prouver sa « participation » (quantité détenue) au crypto-actif pour pouvoir ajouter un bloc supplémentaire à la chaîne de blocs associée et ainsi percevoir la prime affectée à l'ajout de ce bloc. En général, ces protocoles sont moins coûteux en calcul et donc en énergie que les « preuves de travail ».

8 Brosens, T. (2017) ‘Why bitcoin transactions are more expensive than you think’, ING, Economic and Financial Analysis, Global Economics.

9 Confronting the Carbon-Footprint Challenge of Blockchain, Xiaoyang Shi & alii, Environ. Sci. Technol. 2023, 57(3), 1403–1410.

10 « L’essor des cryptoactifs : de nouveaux défis pour la stabilité financière », D. Drakopoulos, F. Natalucci et E.Papageorgiou, IMF-Blog, 1/10/2021

11 Annual Economic Report 2022, juin, 41 p.

12 « China Creates Its Own Digital Currency, a First for Major Economy », James T. Areddy, Wall Street Journal,‎ 5/4/2021.

13 “What is RCEP and what does an Indo-Pacific free-trade deal offer China?", South China Morning Post. 12/11/2020.

14 « The same problems plaguing the yuan will plague China's digital currency », Hui, Quartz, 10 /09/2020 et « China's Digital Currency Will Rise but Not Rule », Prasad, Project Syndicate, 25 /08/2020.

15 Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud

16 Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni.

17 China International Payments System est un système de paiement interbancaire transfrontalier, créé en 2015, offrant des services de compensation et de règlement pour les paiements et les échanges transfrontaliers en renminbi.

18 Sistema Peredachi Finansovykh Soobscheniy (Système de transfert pour messages financiers) est un système international de transfert financier développé depuis 2014 par la Banque centrale de Russie autour du rouble.

19 Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, consortium international de paiement interbancaire.

20 Lancé par Meta (ex Facebook) et piloté par un consortium d’ONG et d’entreprises, Diem (ex Libra) est un projet de crypto-actif stable abandonné en janvier 2022 suite à l’opposition d’un certain nombre de gouvernements (Allemagne, France, Suisse, USA). Le projet a été repris par Mysten Lab sous le nom de SUI selon le protocole de la blockchain Libra et le langage de programmation dédié, Move.

21 CoinMarketCap (https://coinmarketcap.com/), au 29/12/23.

22 World Investment Report 2023, CNUCED, 205 p.

23 LCBFT : état de la menace 2022-2023, Tracfin, septembre 2023, 90 p.

24 « Crypto-actifs : l’année 2022 confirme les risques identifiés », C. Brousse, Y. Mouheb, Banque de France, Billet n°310, 16/03/2023.

25 Le minage est la méthode spécifique utilisée pour valider les transactions ajoutées à une chaîne de blocs. Par analogie avec la finance classique, le minage assure pour les crypto-actifs le rôle d’une chambre de compensation dans les échanges.

26 “Still Not Getting Energy Prices Right: A Global and Country Update of Fossil Fuel Subsidies”, I. W.H. Parry, S. Black, N. Vernon, IMF Working Paper, 24/09/2021.

27 Les contrats « intelligents » (smart contracts) sont des protocoles informatiques auto ou conditionnellement exécutable sur des plateformes décentralisées, stockés dans la chaîne de blocs et capables d’émuler la logique de clauses contractuelles. Ils permettent de réduire les coûts de transaction attachés aux contrats classiques.

28 Blockchain Skills for Europe - Chaise Blockchainskills (chaise-blockchainskills.eu)

29 European Credit Transfer and Accumulation System, *ou système européen de transfert et d’accumulation de crédit de l’enseignement supérieur européen qui permet de valider les qualifications et périodes d’étude à l’étranger.

30 Blockchain technology and its relationships to sustainable supply chain management, International Journal of Production Research, Vol. 57 (7), 2019.

31 Initialement porté par une trentaine de banques, le projet EPI a été contraint récemment de revoir ses ambitions suite au retrait de banques allemandes te espagnoles selon La Tribune du 16 mars 2022.

32 Digital euro might suck away 8% of banks’ deposits - Morgan Stanley, M. Jones, Reuters, 16 juin 2021.

33 Stablecoins, Central Bank Digital Currencies, and Cross-Border Payments: A New Look at the International Monetary System, T. Adrian, IMF-Swiss National Bank Conference, Zurich, mai 2019.

34 Stablecoins et monnaies numériques de banque centrale : un enjeu géostratégique pour le Système monétaire international, C. Lubochinsky et M. Rojas-Breu, Revue d'économie financière 2023/1, n° 149, pp. 241255.

35 Quand la confiance paie. Les moyens de paiement d’aujourd’hui et de demain au défi de la protection des données, Livre blanc n°2, CNIL, 2021, 88 p.

36 Study on the payment attitudes of consumers in the euro area (SPACE), décembre 2020, 146 p.

37 Sondage IFOP réalisé pour la Monnaie de Paris en 2022.

38 EDPB letter to the European institutions on the privacy and data protection aspects of a possible digital euro, European Data Protection Board, 18/06/2021.

39 « Billet et jetons, la nouvelle concurrence des monnaies », Conseil national du numérique, novembre 2021, 43 p.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Part moyenne des paiements en espèces dans les points de vente (en % du nombre total de transactions)
Crédits Source : Banque de France – La lettre du fiduciaire n°. 10 – mai 2018.
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/9465/img-1.png
Fichier image/png, 424k
Titre Figure 2 : pourcentage par pays du public souhaitant conserver la latitude de payer en espèces.
Crédits Source : Étude SPACE sur les comportements de paiement des consommateurs dans la zone euro.
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/9465/img-2.png
Fichier image/png, 110k
Titre Figure 3 : parts en pourcentage des devises internationales dans les réserves de change.
Crédits Source : d’après COFER, FMI, 2023.
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/9465/img-3.png
Fichier image/png, 272k
Titre Figure 4 : évolution du nombre de crypto-actifs de 2013 à 2023.
Crédits Source : d’après Statista (https://www.statista.com/​), 2023
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/9465/img-4.png
Fichier image/png, 145k
Titre Figure 5 : évolution de la capitalisation des crypto-actifs de 2013 à 2023.
Crédits Source : extrait de CoinMarketCap (https://coinmarketcap.com/​), 2023
URL http://journals.openedition.org/terminal/docannexe/image/9465/img-5.png
Fichier image/png, 70k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique Desbois, « Genèse de l’euro numérique : beaucoup de bruit pour rien ? »Terminal [En ligne], 137 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2024, consulté le 05 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/terminal/9465

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Auteur

Dominique Desbois

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