L'intentionnalité paysagère des agriculteurs ou le multi-usage en question. Entre régulation localisée et mise en ordre formalisée ?
Résumé
Nos propos participent à une réflexion sur les modes de régulation collectifs pour la gestion des ressources naturelles et culturelles qui sont sujettes à un multi-usage. Pour cela, nous nous appuyons sur l'exemple du paysage dans la mesure où les éléments matériels de l'espace emblématiques d'un certain paysage sont toujours l'objet d'un usage autre (résidentiel, productif...). Cet autre usage étant souvent premier et les éléments concernés pouvant être de propriété privée, la question se pose donc de la coexistence de ces usages divers, notamment pour les producteurs (les agriculteurs par exemple) qui seront sollicités pour participer à cette qualification paysagère de l'espace. L'économie des services a récemment proposé le concept de « services environnementaux » pour enrichir l'analyse des productions non-marchandes pour lesquelles les pouvoirs publics jouent un rôle de relais de la « demande sociale » vis-à-vis des producteurs. La notion d'intentionnalité, au sens « d'action délibérée », est au c½ur de la typologie des services environnementaux proposée par Aznar (2002) car elle permet de considérer l'évolution d'un paysage autrement que comme une « externalité » : l'entretien de l'espace relève en effet parfois de logiques distinctes des logiques de production agricole car il peut être voulu pour lui-même et susciter des pratiques spécifiques de la part des agriculteurs. Dans le cadre de cette communication, nous proposons tout d'abord (I) de discuter, d'un point de vue sociologique, la définition de l'intentionnalité telle qu'envisagée en économie des services, pour peut-être tendre vers une approche pluridisciplinaire de cette notion. En effet, le concept de « service environnemental » est éclairant pour la compréhension du multi-usage des éléments matériels d'un espace, mais appelle des questions, parfois soulevées par les économistes eux-mêmes (Aznar, 2002) ; certaines initiatives paysagères, ou d'entretien de l'espace, sont « aberrantes » d'un point de vue économique, et plaident en faveur d'un regard sociologique sur la notion d'intentionnalité. Cependant, si « l'idée » d'intentionnalité parcourt les sciences sociales, le concept en tant que tel n'est que faiblement développé en sociologie (II). Nous proposerons donc les concepts de « pertinence », (issu de la sociologie de la connaissance), et de « rationalité(s) » (issu de la sociologie de l'action) pour rendre compte de l'idée d'intentionnalité paysagère, en retrouvant Max Weber pour qui la compréhension de l'action ne pouvait se restreindre à une logique instrumentale. Enfin, (III) nous nous interrogerons sur les liens éventuels entre d'une part, les différents types de « services environnementaux » permettant de réguler le multi-usage d'une ressource ou d'un espace, et d'autre part, le degré de normalisation des pratiques. L'invocation de ressources naturelles et culturelles comme le paysage peut en effet rencontrer une forte intentionnalité, et se traduire par des dynamismes territoriaux, éventuellement innovants. Mais dans le même temps, les différentes politiques publiques peuvent aussi induire une « mise en ordre formalisée » des pratiques, en imposant, assez verticalement, des normes nationales voire internationales au risque de fragiliser les modes de régulation localisés. Dès lors, on peut s'interroger sur le degré d'intentionnalité, au sens sociologique du terme, des agriculteurs engagés dans la production de services environnementaux et sur les conséquences du mode d'intervention publique pour organiser ces services sur les dynamiques de coopération et de régulation collectives. Notre propos, dans cette dernière partie, s'appuiera sur diverses données d'enquêtes relatives à des politiques publiques paysagères volontaristes menées en France : cas des contrats territoriaux d'exploitation (CTE) en Dordogne, des mesures agri-environnementales (MAE) dans le Puy de Dôme, voire l'inscription du vignoble de Saint-Emilion au patrimoine mondial de l'UNESCO.