Inégalités sociales et relations de service : L'accueil à la ferme en Périgord patrimonialisé
Résumé
L'objectif de cette communication est de discuter l'ambiguïté des dynamiques de régulation sociale engendrées par l'extension des processus de patrimonialisation à l'heure où il s'agit de faire droit à l'accentuation de la pluralité culturelle, y compris à l'échelle locale. En nous appuyant sur l'exemple du pays du Grand Bergeracois, nouveau territoire du sud Dordogne, nous ferons l'hypothèse que ce processus normatif interroge le rôle des agriculteurs en les enfermant dans des figures et des territoires, aussi positifs soient-ils. Depuis le début des années 1990, les acteurs locaux, en charge d'espaces ruraux en rupture d'agriculture et soumis à de forts processus de recomposition sociale, cherchent dans la valorisation des ressources patrimoniales de leurs territoires de nouveaux facteurs de développement. Ils soutiennent ainsi de plus en plus des initiatives visant à concilier les identités et l'image de marque de leur territoire notamment parce que la culture est devenue un outil permettant de particulariser l'espace et d'en transformer les représentations collectives, en l'inscrivant dans le cadre de l'unité mais également de la distinction, de l'attractivité et donc de la compétitivité (Garat, 2005). Dans ce processus qui renforce indéniablement le jeu de la concurrence territoriale, le département de la Dordogne possède d'importants atouts, et notamment des « réservoirs d'images » sur lesquels le Conseil Général veille précieusement et jalousement. Mais les objectifs de ce nouveau modèle de développement ne sont pas uniquement économiques car en jouant sur le patrimoine local, pris comme un ensemble d'objets, de sites et de pratiques culturelles, chaque territoire se verrait ainsi donner la possibilité de recomposer des solidarités en intégrant divers groupes d'acteurs dont la tentative d'appropriation symbolique du nouveau cadre de vie serait le prétexte à de nouvelles relations sociales. Pourtant, derrière les vertus sociales affichées, on peut s'interroger sur ceux dont l'activité professionnelle est potentiellement concernée par cette orientation du développement local, en l'occurrence les agriculteurs, tout à la fois acteurs et objets de cette tendance au tout patrimonial. En effet, loin d'être circonscrite au carcan du monumentalisme, c'est-à-dire à une collection d'artefacts exceptionnels et irremplaçables, la patrimonialisation est devenue un mode d'investissement des objets, même les plus ordinaires, à partir du moment où ils ont perdu leurs valeurs d'usage et acquis une certaine valeur d'ancienneté. Dès lors, si ce retour à l'étymologie privée du terme patrimoine, constitue une sorte de rente territoriale permettant aux exploitants agricoles d'améliorer leur condition de vie, on peut se demander si cette « visibilité forcée » ne participe pas également et paradoxalement à renforcer des inégalités culturelles et des processus de violence symboliques (Bourdieu, 1994), en particulier entre cette catégorie sociale et les consommateurs des aménités de ce cadre de vie rural. Á partir d'une enquête menée auprès d'une trentaine d'agriculteurs proposant des services d'accueil, nous nous interrogerons sur la façon dont ils acceptent et construisent le regard porté sur eux par des visiteurs afin de mettre en lumière des tensions induites par cette perspective patrimoniale en train de se constituer comme « propriété structurelle » (Giddens, 1987) des situations de co-présence ponctuelles en Dordogne. Ces tensions révèlent l'existence de rapports de force quelque peu dissimulés derrière l'idéalisation de la mise en scène proposée. La nature même de cette mise en scène et les récits d'expérience d'accueil tendent en effet à prouver qu'il existe une certaine ambivalence entre les représentations encore à l'½uvre dans le référentiel agricole et les visions portées par les autres usagers de la campagne. Mais on ne saurait simplement opposer ces trajectoires comme s'il s'agissait de deux modèles culturels imperméables, car il existe, au contraire, de nombreux points d'intersection, qui peuvent également être lus comme des espaces (sociaux) de tensions où se redéfinit en partie le contrat social unissant les agriculteurs au reste de la société civile. Dans cette perspective, la notion de service apparaît comme un outil analytique particulièrement stimulant pour tenter de saisir l'ambigüité de ces rapports sociaux qui renvoient tantôt à une réciprocité pouvant renforcer les solidarités, tantôt à une inégalité et une stratification sociale qui se fait au détriment de certains (Jeantet, 2003). En effet, les significations de « servir » s'étendent sur toute une graduation qui va de la fonction la plus noble (rendre service à, servir une cause), à la plus servile (servitude, être au service de). Autrement dit, la notion de service permettrait de mettre l'accent sur la coexistence de réalités en apparence antinomiques : les relations de service ne prédéterminent pas les rapports de domination dans la mesure où ils peuvent se jouer dans un sens ou dans l'autre. Notre analyse montrera ainsi que si, les agriculteurs périgourdins semblent, a priori, enfermés dans certains rôles et registres d'action définis par le processus de patrimonialisation, la composition des relations de service autorise un certain nombre d'adaptations et de stratégies qui leur offre la possibilité, parfois, d'inverser l'instrumentalisation, c'est-à-dire de se départir de ces rôles stéréotypés et devenir acteur.