Habiter l’estuaire : pluralité et changements
Résumé
Marqués par l’eau, les espaces associés à l’estuaire et ses rives ont attiré les populations humaines depuis le début de la sédentarisation au Néolithique. Supports d’activités productives et commerciales, ils résultent d’une interaction étroite entre nature et culture dont l’archéologie et l’histoire permettent de retracer les étapes et les déterminants. Jusqu’au Moyen Âge, l’estuaire est bien intégré aux réseaux économiques et culturels, du régional à l’international, mais perd ensuite de son importance, avec une concentration de l’activité maritime dans les ports les plus importants.
Après une longue phase de déclin de l’activité portuaire et de détournement des habitants, une volonté de reconquête et de réappropriation de l’estuaire se manifeste à la fin du XXe siècle, au travers de projets urbains, de réhabilitation du patrimoine des ports, de développement d’activités sportives et culturelles.
Regards habitants et appropriations paysagères restent cependant divers. Si les habitants de la métropole bordelaise tendent en particulier à valoriser le fleuve et les vignobles comme des éléments paysagers emblématiques de leur cadre de vie, les aménités environnementales ne sont pas pour autant structurantes de l’évolution de la qualité de vie sur les espaces riverains de l’estuaire. Et si ces espaces sont porteurs de valeurs esthétiques et récréatives spécifiques, à même d’attirer de nouveaux habitants, des objets comme les îles de l’estuaire ou les marais peuvent tendre à être moins présents dans le quotidien des résidents, devenant la cible d’un regard superficiel, voire une simple toile de fond.
Outre la barrière physique constituée par le plan d’eau et les asymétries géologiques et culturelles entre les deux rives, la relation ambiguë entre la métropole bordelaise et son aval estuarien constitue une discontinuité persistante de l’estuaire. De conflits cynégétiques emblématiques à l’expression de votes protestataires, les revendications exprimées en Médoc rejoignent une forme de ressentiment rural, sur fond de fortes disparités socio-spatiales et d’un effacement relatif du passé ouvrier de l’estuaire. La désindustrialisation opérée entre 1955 et 1975 a eu des conséquences tant matérielles que mémorielles sur des sites productifs, la succession de strates d’activités s’y caractérisant par la rapidité des remises en cause et des oublis, avec une potentielle déconnexion entre les évolutions des ancrages territoriaux des industries et celles des logiques portuaires. Dans ce contexte, les contestations des grands aménagements de l’estuaire -à vocation notamment productive- ont été vives. Elles signent néanmoins l’avènement de configurations inédites dans les rapports entre militantisme associatif et expertise. Entre autres innovations, elles ont permis l’émergence d’argumentaires originaux autour des modes d’habiter de l’estuaire, ne relevant ni de la défense identitaire, ni d’une éventuelle sanctuarisation écologique.