Robot de traite : continuités et ruptures dans la division du travail
Abstract
La modernisation agricole d’après-guerre s’est structurée, à l’échelle de l’exploitation, autour d’une succession d’innovations de moto-mécanisation. Chaque étape voyait une machine plus puissante remplacer la précédente et la croissance de la puissance motorisée entrainait avec elle la productivité du travail dans une hausse qu’aucun autre secteur économique n’a connu (Charroin et al., 2012). Les exploitations laitières françaises ont elles aussi connu une succession d’innovations du machinisme (mélangeuse automotrice, ensileuse, presse à balle ronde, etc.) (Béranger, 1998). Alors qu’en grande culture, la hausse de la productivité physique se traduit par plus d’hectares travaillé par actif, en élevage laitier, c’est le nombre de vache par actif qui a fortement progressé. Pour ce faire, la machine à traire a joué un rôle central puisque la production laitière se distingue par une forte astreinte due à la traite biquotidienne. Les évolutions des machines à traire ont ainsi accompagnées les profondes transformations du travail des éleveurs. Nous proposons ici de retracer les trajectoires de modernisation des exploitations laitières par le prisme des machines à traire. Pour cela, deux petites régions agricoles ont été étudiées (Cochet & Devienne, 2006). Le bassin rennais au sein du premier département laitier français et la zone reblochon en Haute-Savoie offrent ainsi deux déclinaisons territoriales contrastées de cette modernisation agricole. Après-guerre, le pot trayeur vient remplacer la traire manuelle puis dès les années 1970, celui-ci est remplacé par le pipe lait, lui-même remplacé par la salle de traite dès les années 1980. Chaque nouvelle machine s’est accompagnée d’une augmentation de la productivité physique du travail (nombre de vaches par actif et volume de lait par actif). À chaque nouvelle mécanisation de la traite, le collectif de travail se reconfigure en lien avec la disparition des exploitations les moins productives et au besoin de financement pour ces machines. L’organisation sociale du travail est cependant restée familiale et le salariat marginal. Depuis les années 2000, deux tendances témoignent d’une rupture avec cette logique modernisatrice. La première est celle de l’adoption massive du robot de traite dont la dynamique s’inscrit dans une diversité de logiques que la recherche d’une hausse de productivité du travail ne peut entièrement expliquer. Essentiellement adopté par des exploitations familiales de taille moyenne, le robot de traite peut répondre à une aspiration à d’autres styles de vie, d’autres sociabilités en permettant une flexibilité du travail plus compatible avec l’organisation contemporaine du travail (Martin et al., 2020). Cette machine peut également être une réponse à la difficulté d’accès au travail salarial pour des exploitations familiales. Au contraire, le robot de traite peut favoriser l’émergence d’un travail salarial en facilitant le contrôle du travail et une organisation temporelle plus compatible avec l’emploi salarié. En cela, le robot de traite annonce une rupture historique avec les machines précédentes et incarne une diversité de logiques reflétant la diversité des évolutions du travail en agriculture. La deuxième tendance consiste en la coexistence de différentes machines traduisant différentes évolutions des formes d’organisation sociale du travail. Le robot n’est pas la seule machine à se substituer aux salles de traite. La salle de traite rotative se développe dans des exploitations de plus grande taille et s’adapte à une organisation du travail spécialisée et salariale. Cette machine à traire marque une bifurcation entre une organisation familiale du travail et le développement du salariat soutenant ainsi une séparation accrue entre travail et capital. Les machines à traire coévoluent ainsi avec les différentes formes d’organisation sociale du travail de l’exploitation agricole. Alors que les évolutions agricoles contemporaines sont marquées par un éclatement des modèles agricoles et alimentaires (Gasselin et al., 2021), l’organisation sociale du travail dans les exploitations accompagne cette tendance (Centre d’Etudes et de Prospective, 2019; Purseigle et al., 2017) et la machine semble bien s’y adapter voir l’encourager.