LES ENJEUX DE JUSTICE ENVIRONNEMENTALE LIÉS AU TRAVAIL DE LA BAUXITE EN GUINÉE
Abstract
La Guinée est l’un des pays les plus pauvres au monde, en dépit de son important potentiel minier1 et hydraulique. Avec ses 12,4 millions d’habitants et un produit intérieur brut de 13,4 milliards de dollars en 2020, la Guinée a une des valeurs d’indice de développement humain (0,477) les plus faibles au monde, et occupe la 178e place sur 189 pays étudiés par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD, 2020). En outre, environ 60 % de la population vit en dessous du seuil national de pauvreté, fixé à 8 815 GNF (0,90 €) par jour et par personne (Direction générale du Trésor, mai 2020). L’ampleur des privations est telle que, selon le PNUD, plus de la moitié des Guinéens (56,4 %) sont en situation de pauvreté multidimensionnelle (PNUD, 2020). Pour sortir de cette situation, la Guinée cherche, depuis son indépendance, à favoriser l’exploitation et la transformation sur place de ses immenses ressources minières, et plus particulièrement de la bauxite, dont elle détient un tiers des réserves mondiales, soit plus de 20 milliards de tonnes d’une teneur supérieure à 40 % (Ministère des Mines et de la Géologie, 2018). Exploitée depuis 1952, la bauxite est présentée par les autorités gouvernementales comme « l’or rouge » du pays. L’exploitation a connu une forte croissance avec l’arrivée de plusieurs nouvelles compagnies depuis 2014, suite à la révision, en 2011, du Code minier de 1999. Elle est passée de moins de 20 millions de tonnes en 2006 à environ 90 millions de tonnes en 2020. Plus de 90 % de la production, exportée, sans transformation sur place, vers les Etas-Unis, le Canada, la France et la Chine, représente environ 80 % des exportations du pays et plus de 20 % des recettes de l’État, fortement dépendant de cette rente minière. L’exploitation fournit également quelques milliers d’emplois. Cependant, la littérature sur l’extractivisme (Svampa, 2011 ; Gudynas, 2013 ; Bednik, 2016 ; 2019) et la justice environnementale (Martínez Alier, 2014 ; Villamizar et Pizarro, 2018) montre les méfaits de l’exploitation des ressources naturelles, notamment minières, sur les populations pauvres, qui bénéficient peu des retombées économiques. Plusieurs
travaux sur l’exploitation industrielle des ressources minières en Afrique de l’Ouest montrent également les impacts socio-économiques d’une telle exploitation sur des populations déjà fragiles2. Thomas Akabzaa (2010) montre ainsi que les projets miniers dans le secteur de l’or au Ghana ont entraîné le déplacement d’au moins 30 000 personnes et ont eu un impact négatif sur la disponibilité des ressources en eau, notamment pour les communautés vivant en périphérie des zones d’exploitation. Dans la même perspective, Gilène Belem (2010) souligne que l’exploitation industrielle de l’or au Mali soulève une série de questions environnementales et sanitaires liées à la déforestation et à la pollution des sources d’eau par l’usage du cyanure. Elle note également que plusieurs enquêtes menées par des ONG auprès des communautés riveraines des sites d’exploitation ont révélé des problèmes de santé (fausses couches, malformations des enfants, etc.). Au Burkina Faso, c’est l’accaparement de grandes surfaces de terres arables par les projets miniers qui, au-delà de leurs dégâts environnementaux, entraîne la montée de la conflictualité, depuis plusieurs années, entre les communautés locales et les compagnies (Capitant, 2017). L’ouvrage collectif dirigé par Benjamin Rubbers (2021) met plutôt l’accent sur les problèmes rencontrés par les mineurs de cuivre du Congo belge et de la Zambie et sur le rôle des syndicats dans leur dénonciation et leur résolution. Benjamin Rubbers et Emma Lochery notent l’organisation de plusieurs actions de protestation par l’African Mineworkers Union, fondée en 1949, pour réclamer l’amélioration de leurs conditions de travail ainsi que de vie dans les cités minières, et l’augmentation des salaires. Ils soulignent que l’activisme syndical (des mineurs) au Congo a aussi entraîné la fin de la réservation de certains emplois au profit de travailleurs blancs pour permettre aux travailleurs africains qualifiés d’y avoir accès (Rubbers et Lochery,2021).
Quelques travaux sur l’exploitation de la bauxite guinéenne (Campbell, 2010 ; Knierzinger et al., 2018) et différents rapports et documents d’ONG et du gouvernement (rapport Human Rights Watch, 2018 ; Ministère des Mines et de la Géologie de la Guinée, 2017) soulignent que les populations locales des zones d’exploitation des gisements de bauxite souffrent des conséquences politico-économiques et environnementales de l’extractivisme (pollution des rivières, délocalisation des villages, expropriation des terres agricoles et disparition de plusieurs hectares d’anacardiers3 dont dépendaient des familles entières pour leur survie, insécurité alimentaire, etc.). Au-delà des conséquences de l’extraction sur les communautés locales, ce sont aussi les travailleurs qui sont directement affectés dans l’exercice de leur métier : conditions de travail pénibles, exposition aux poussières, à des substances chimiques et aux métaux lourds, à des températures élevées, bruit et vibration des machines, blessures, accidents et maladies respiratoires, horaires de travail posté, salaires dérisoires, etc. Pour autant, peu d’études portent sur ces travailleurs, dont les conditions
de travail et de vie restent relativement méconnues. Nous postulons que, bien que sources non négligeables d’emplois en Guinée, l’exploitation et la transformation de la bauxite sont également sources d’injustices sociales et environnementales pour ses travailleurs. Cette analyse emprunte ainsi au cadre de la justice environnementale, dans lequel la question du travail ouvrier, notamment lié à l’extraction et à la transformation des ressources minières, occupe une place centrale. Bien que peu appliqué en Afrique de l’Ouest, ce cadre s’avère particulièrement pertinent dans la mesure où il permet de mettre en évidence non seulement des formes d’inégalités environnementales associées à l’exploitation de la bauxite, mais aussi l’imbrication des revendications sociales et environnementales. Ainsi, loin de ne concerner que les riverains, l’exposition aux impacts socio-environnementaux et aux risques sanitaires de cette exploitation touche les ouvriers, et davantage encore, comme nous le verrons, les plus précaires d’entre eux. Bien que peu publicisés, les problèmes qu’ils rencontrent sont au cœur de sentiments d’injustice et de protestations plus ou moins discrètes, qui portent tout à la fois sur les conditions sociales et environnementales du travail de la bauxite en Guinée, largement absentes dans les travaux portant sur ce secteur d’activité.
Après avoir explicité notre cadre d’analyse, nous décrivons dans une deuxième partie les méthodes d’extraction de la bauxite pour permettre une compréhension des diverses tâches que recouvrent son exploitation et son exportation en Guinée. La troisième partie sera consacrée aux enjeux de justice que soulèvent les conditions de travail de la bauxite en Guinée du point de vue des ouvriers. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, nous exposerons les revendications et les sentiments d’injustice
des travailleurs.