Environnement ou emploi : le cas d'Altéo Gardanne, Peut-on parler d'un écologisme de classe ?
Résumé
Si les préoccupations environnementales ont longtemps été vues comme l’apanage des populations des classes aisées occidentales, de nombreux travaux de sociologie, d’histoire ou de science politique, notamment dans le champ de la justice environnementale, ont participé à la reconnaissance d’autres formes d’environnementalisme, tant dans les pays de l’hémisphère Sud, qu’au sein même de ceux du Nord. Qualifiées d’écologismes de subsistance, des pauvres, (Martinez-Alier, 2008), d’écologisme populaire ou encore ouvrier (Corral-Broto, 2015 ; Barca, 2015 ; Stevis, 2020), ces formes variables ne reposeraient sur une « vision écologique construite » et autonome de l’environnement (Flipo et al., 2014), mais sur une conception de celui-ci décloisonné ou désectorialisé (Grisoni et Nemoz, 2017), imbriqué aux champs du social. La captation de la représentation écologique par les élites occidentales conservationnistes (Taylor, 2016) puis par les mouvements écologistes des années 1970 (Flipo et al., ibid ; Duclos, 1980) tend ainsi à effacer l’histoire de ces préoccupations (Bertrand, 2010), d’autant que l’aggravation chronique du chômage a fragilisé l’élan de lutte des ouvriers en matière d’environnement. Si se sont toutefois constituées des alliances « bleues vertes » ou « rouges vertes », elles se sont également souvent rompues dans la confrontation d’intérêts et de culture de classe (Harper, 2004). Partant de cette littérature qui résonne avec la notion d’« écocentrisme de classe » (Renahy et Sorignet, 2020), nous proposons de relire l’affaire des boues rouges d’Altéo-Gardanne (sud-est de la France, 2014-2020). Quelles portée et limites revêt une grille d’analyse en termes de classe dans cette affaire où environnement et emplois ont fréquemment été opposés, les syndicats soutenant publiquement la direction de l’usine de Gardanne incriminée par les militants ? Installée en 1893, cette usine d’alumine, qui fut Pechiney jusqu’en 2003, est la plus ancienne au monde à extraire l’alumine de la bauxite de manière industrielle avec le procédé Bayer. Cette extraction génère, cependant, des résidus chargés en métaux lourds , soit des boues et poussières rouges, stockées à terre dans les collines voisines ou déversées en mer au large de Cassis. Dès les premières heures de la production, cette émission de résidus a soulevé des contestations de voisinage (Carbonnel, 2021). Celles-ci se sont cependant amplifiées dans les années 1960 alors que se dessinait la solution du déversement en mer, puis en 2015, suite à la dérogation octroyée à l’usine pour poursuivre ses déversements dans la calanque de Cassis, devenue cœur de Parc en 2012. L’opposition allie alors divers collectifs de défense de la mer des Calanques – usagers récréatifs, pêcheurs, écologistes – à des riverains de l’usine et du dépôt terrestre, sur lequel viendra s’accumuler les poussières issues du processus de dépollution progressive des rejets marins. Nous avons pu montrer, grâce à une première enquête , que ces différents collectifs loin de représenter un public homogène, ont des ressources culturelles, sociales et économiques inégales ainsi que des expériences distinctes des préjudices environnementaux et sanitaires attribués aux résidus d’alumine. Il s’en suit une diversité de cadrages du problème et une hiérarchisation des « causes » dans l’espace public (Deldrève et Metin, 2019).
Observons cependant que tous ont pour point commun d’invisibiliser la condition écologique des travailleurs de la bauxite, et notamment la surexposition au risque lié à la soude et aux poussières d’alumine des ouvriers les plus précaires et principalement d’origine immigrée. Ceci est le point de départ de notre seconde enquête de terrain (Diaw, en cours) . Nous montrerons ainsi comment les débats publics ont contribué à effacer cette dimension ainsi que la participation des travailleurs et de leurs syndicats à la définition et à la prise en charge des problèmes sanitaires et environnementaux liés à la production de la bauxite, non seulement dans l’usine (depuis 1932), mais aussi plus récemment hors de ses murs. Ainsi a également été invisibilisé l’effort consenti par les travailleurs pour écologiser le procédé Bayer, accroissant les sentiments d’injustice à l’heure où la délocalisation de ce procédé en Guinée (où est extraite la bauxite) semble être acceptée, y compris par les militants écologistes, comme la solution au problème de stockage des résidus non voulus. Enfin, partant de l’hypothèse de Duclos (1980), selon laquelle la situation au travail conditionne en partie le rapport des travailleurs au monde hors l’entreprise et donc à l’environnement, nous interrogerons la manière dont les différents statuts des ouvriers et situations de travail très variables influent sur leur rapport aux mobilisations et problèmes sanitaires et environnementaux qu’elles dénoncent.
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