La Nature utile ou sensible: deux chemins de la transition socio-écologique - INRAE - Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement Accéder directement au contenu
Communication Dans Un Congrès Année : 2018

La Nature utile ou sensible: deux chemins de la transition socio-écologique

Résumé

L’enjeu de la transition écologique a fait émerger et mis en débat une diversité de propositions pour tenter de (re)lier l’humanité à la nature. Ces propositions émanant d’acteurs de différentes sphères (scientifiques, politiques, citoyennes ...) portent des visions différentes sur la manière de retisser ces liens. Nous proposons de mettre en regard deux d’entre elles, actuellement discutées dans l’espace public et représentant a priori deux conceptions radicalement différentes, car si l’une inscrit ces liens dans un registre d’utilité et de services rendus, l’autre s’appuie sur le sensible et les affects. Il s’agit, avec cette mise en regard, non pas d’évaluer ces propositions l’une par rapport à l’autre dans leur capacité à réduire le dualisme Humanité-Nature, mais d’analyser les différentes dimensions engagées dans le processus relationnel qu’elles cherchent à construire à partir des nouvelles représentations et qualifications du vivant Les deux approches analysées ici trouvent leur origine dans des domaines scientifiques et de connaissances différents. La première est liée à la notion de services écosystémiques, laquelle est issue de travaux d’écologues à la sensibilité naturaliste et d’économistes, qui avaient pour objectif d’attirer l’attention sur l’importance et les coûts de la dégradation des écosystèmes . La nature est vue ici comme pourvoyeuse de bénéfices pour l’humanité et à ce titre objet de protection . Cette approche est soutenue aujourd’hui par une exploration, dans le champ des sciences écologiques, des fonctionnalités et propriétés du vivant et de la biodiversité, comme autant de rôles que pourrait jouer la nature dans les activités humaines (productives essentiellement) mais aussi pour sa qualité de vie. Si cette approche cherche bien à construire des liens entre l’humanité et la nature, ces liens s’expriment dans le registre du fonctionnel, de l’utile, du technique et peuvent apparaître à ce titre comme froids et désincarnés. L’autre voie au contraire est celle de la prise de conscience, partie des sphères militantes et renforcée par l’avancée des connaissances en éthologie notamment, de la sensibilité animale c’est-à-dire la capacité de souffrir et de ressentir des émotions. Si la question de la souffrance animale est apparue assez tôt comme sujet de réflexion et a donné lieu dès 1850 à des règles juridiques en France, elle a pris une ampleur nouvelle ces dernières années comme critique des conditions d’élevage industriel. Avec les récentes découvertes sur l’intelligence végétale, la notion de sensibilité est dissociée de la souffrance : un être sensible ne signifie pas nécessairement un être souffrant, mais un être qui a conscience de son entourage, prend soin de ses congénères et communique avec eux . Disposant que les « animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », le nouvel article 515-4 al.1 du code civil pourrait se trouver d’emblée dépassé. Car les végétaux répondent biologiquement à la définition juridique des animaux. A côté des animaux et, plus généralement, de la nature ou biodiversité, la question se pose, donc, aujourd’hui du droit des plantes elles-mêmes . Compte tenu de ces origines paradigmatiques, la première des propositions invite à donner un statut au vivant au regard du service qu’il rend aux humains dans une situation donnée. Par exemple, une espèce connue pour son rôle de prédateur devient un régulateur de pathogènes dépréciant le rendement d’une grande culture. Si dans le champ d’une écologie « appliquée », ces catégorisations peuvent être labiles car créées en fonction de la nature des problèmes qu’il s’agit de résoudre et des connaissances sur les fonctionnalités de telle espèce, couvert végétal ou écosystème, elles emportent des effets plus durables en termes de politique environnementale, en particulier lorsqu’elles pénètrent la sphère du droit. Ce sont alors les critères de protection des composantes de l’environnement qui sont modifiés ou susceptibles de l’être. Ainsi les critères classiques de vulnérabilité et de rareté en matière d’espèces protégées ou de protection d’habitats pour la biodiversité qu’ils peuvent potentiellement héberger évoluent pour intégrer les fonctions et services de la biodiversité, en matière de zones humides, de trames vertes et bleues ou encore des couverts forestiers, modifiant ainsi la hiérarchisation des valeurs opérée par le système juridique. La biodiversité « ordinaire » monte en protection pour les services qu’elle rend, aux côtés des espèces remarquables. Celles-ci, sans autre « fonction utile », se trouvent-elles alors menacées dans leur statut ? Quant à la proposition tendant à ancrer le lien des humains avec la nature dans le registre du sensible, elle interroge directement la grande division juridique des choses et des personnes. En effet, si la sensibilité animale est reconnue en droit français dès 1976, et impose à ce titre des restrictions à l’exercice des droits et activités concernant les animaux, ceux-ci demeurent des biens et, plus précisément, des biens meubles. Tout un courant intellectuel et populaire s’appuie sur cette apparente contradiction entre le droit et une réalité sociale qui montre une grande proximité affective, culturelle, mais aussi génétique, entre les humains et les animaux, voire le vivant, pour revendiquer le statut de personne ou de sujet de droit à des non-humains . On peut néanmoins se demander si ce n’est pas la summa divisio des choses et des personnes comprise comme une opposition des objets aux sujets de droit qui se trouve remise en cause, car séparant artificiellement, et de manière hiérarchique, les mondes humains et non humains . Ce qui se joue dans ces approches ne se réduit pas aux seules transformations de nos liens au vivant non humain. Ainsi, la notion de service écosystémiques interroge les rapports des humains entre eux en faisant émerger notamment de nouvelles catégories entre « producteurs » de services et « bénéficiaires ». Elle est également susceptible de resserrer ou de tisser les liens entre des choses existant à différentes échelles, par exemple, entre telle ou telle forêt dont les arbres séquestrent du dioxyde de carbone, une Installation Classée pour la Protection de l’Environnement (ICPE) émettrice de gaz à effet de serre, et l’atmosphère de la Terre. Ces nouvelles interdépendances pourraient donner une force nouvelle le principe juridique de « solidarité écologique » . La question de la sensibilité du vivant s’inscrit sans doute dans un mouvement plus général qui tend à penser le monde en termes de subjectivité relationnelle plutôt que de catégories et de frontières . En particulier, Costanza R., d’Arge R., De Groot R., Farber S., Grasso M., Hannon B., Limburg K., Naeem S., R.O’neill, Paruelo J., Raskin R-G., Sutton P., Van den Belt M., 1997, The value of the world’s ecosystem services and natural capital, Nature, 387, 253-260. Pour un historique de l’émergence de la notion de services écosystémiques, voir Mongruel R., Méral P., Doussan I., Levrel H., 2016, L’institutionnalisation de l’approche par les services écosystémiques : dimensions scientifiques, politiques et juridiques. In : Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques. Perspectives interdisciplinaires (Roche P., Geijzendorffer I., Levrel H., Maris V., eds), collection Up date Sciences technologies, éditions Quae, Versailles, 191-216. Doussan I., Les services écologiques : un nouveau concept pour le droit de l’environnement ? in La responsabilité environnementale, prévention, imputation, réparation, C.Cans (dir.), préface de G.Viney, Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, 2009, 421 p., pp 125-141. « La question n'est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? » , Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789), Londres, The Athlone Press, 1970, p. 44. Pour des travaux contemporains, voir De Fontenay E., 2008, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin Michel. Derrida J., Roudinesco E., De quoi demain... Dialogue, chap. 5, Champs Flammarion, 2001, p.105-127. Sur l’intelligence végétale, voir Q. Hiernaux, « Biologie et mésologie : une perspective végétale » et M.-W Debono, « Flux d’information sensoriels et stratégies de communication « intelligentes » chez les plantes : une nouvelle perspective mésologique à l’heure de l’anthropocène », à paraître dans les actes du colloque « La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ? (Autour d’Augustin Berque) », Hermann éd., 2018. Voir également la traduction française de M. Gagliano, « Penser comme une plante : perspectives sur l’écologie comportementale et la nature cognitive des plantes », à paraître dans le numéro sur le végétal des Cahiers philosophiques, mars 2018. Introduit par la loi n°2015-177 du 16 février 2015. Voir Michael Marder, « Should plants have rights ? », The Philosophers’Magazine 62 (62) : 46-50 (2013) ; Mattew Hall, « Plant Autonomy and Human-Plant Ethics », Environmental Ethics 31 (2) : 169-181 (2009). Voir J.-P. Marguénaud, L’animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992 ; « La personnalité juridique des animaux », Recueil Dalloz 1998, p. 205-211 ; M.-A. Hermitte, L’homme, la nature et le droit, Paris, Christian Bourgeois, 1988 ; M.-A. Hermitte, « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/1, p. 173-212. Pour une synthèse de cette question des droits accordés aux non-humains, voir la préface de C. Larrère à la traduction française de Ch. Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, Le passager clandestin, 2017. Pour une récente mise en perspective, voir aussi M.-A. Hermitte, « Artificialisation de la nature et droit(s) du vivant », à paraître dans les actes du colloque du Collège de France de 2017 intitulé « Les natures en questions » ; également, V. David, « La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna », Revue juridique de l’environnement, 2017/3, vol. 42, p. 409 à 424. Voir par ex., Neyret, L., 2006, Atteintes au vivant et responsabilité civile, LGDJ. Intégré à l’article L.110-1 II. 6° du code de l’environnement français par la loi du 8 Août 2016. Voir par exemple l’école de pensée du care, Gilligan C., 2008, Une voix différente. Pour une éthique du care, éd. Flamarion, coll. Champs essais. Tronto J., 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, éd. La découverte, coll. Textes à l’appui, Paris. Pour une étude plus spécifique, voir Doussan I., Coutellec L., 2011, Legal and ethical apprehensions regarding a relational object. The case of the genetically modified fish, Journal of Agricultural and Environmental Ethics, 25/5.

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Droit Education
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Dates et versions

hal-02790448 , version 1 (05-06-2020)

Identifiants

  • HAL Id : hal-02790448 , version 1
  • PRODINRA : 464837

Citer

Daniele Magda, Isabelle Doussan, Sarah Vanuxem. La Nature utile ou sensible: deux chemins de la transition socio-écologique. Colloque Transvivant : le vivant dans la transition écologique. De sa mise en débat à sa mise en recherche., Jun 2018, Rennes, France. ⟨hal-02790448⟩
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