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Article Dans Une Revue Subaqua Année : 2016

LE TRANSPORT DES NUTRIMENTS DANS UN MONDE DE GÉANTS

Résumé

SUBAQUA Mai-Juin 2016-N° 266 prend bien qu'ils ramènent à terre une importante quantité de nutriments issus du milieu marin (via leurs fèces, leurs urines et leurs cadavres aussi). On peut aussi évoquer les ours, les loutres ou encore les aigles qui mangent les saumons issus de la mer mais revenant dans les rivières au moment de leur reproduction. Les ours, par exemple, en consommant les saumons dans les forêts riveraines fertilisent celles-ci et cela se chiffre en plusieurs kilos de phosphore apportés par hectare. On comprend là encore le dé-placement (ou fl ux ou transfert) de ces nutriments. Inversement, les hippopotames qui broutent les prairies terrestres vont déféquer dans les rivières et plans d'eau qu'ils alimentent en nutriments terrestres, ce qui favorise la productivité aquatique. Que dire encore de tous les oiseaux marins qui se nourrissent en mer et nichent à terre, enrichissant les sols en divers nutriments à partir de leur guano (excréments d'oi-seaux servant d'engrais) accentuant la productivité des plantes terrestres deux fois plus que si cet apport n'existait pas. Les poissons anadromes* tout comme les oiseaux marins sont en fait deux groupes importants, trans-portant les nutriments de la mer vers la terre mais ayant beaucoup régressé ou étant en danger. 27 % de tous les oiseaux marins sont classés dans les espèces menacées, et le plus grand et symbolique d'entre eux, le grand albatros, a vu 75 % de ses re-présentants classés vulnérables ou en voie de dispa-rition. Les poissons anadromes, quant à eux, ne sont plus qu'à 10 % de leur effectif historique ! Pour citer des chiffres précis, le déplacement du phosphore de la mer vers la terre par les oiseaux ma-rins a été estimé, en moyenne, à environ 0,2 kg par m 2 et par an aux endroits de forte concentration des oiseaux. Les chiffres varieraient entre 0, 15 et 0, 3 soit au fi nal un fl ux global de 6, 3 millions de kilos de phosphore par km 2 et par an ! On comprend donc que si leurs populations diminuaient signifi cativement, la fertilisation de certains sols en prendrait à l'évidence un sérieux coup ! Pour les poissons anadromes comme le saumon (mais il n'est pas le seul-cela concerne potentiel-lement 110 espèces), l'estimation du déplacement maximum du phosphore de la mer vers les eaux douces est de 140 millions de kilogrammes par km 2 et par an ; ces fl ux ne seraient plus que de 5 à 6 millions de kilogrammes (soit 4 %) aujourd'hui. Bien sûr, là encore, de grandes disparités existent entre région, taille des rivières, etc. mais ce déclin très élevé des éléments nutritifs apportés par ces poissons pourrait avoir affecté les écosystèmes dans leur ensemble en incluant les poissons (en abondance et en diversité) eux-mêmes. Pour revenir aux baleines, leur déplacement s'ac-compagne de mouvements latéraux et verticaux im-portants de la masse d'eau et donc des éléments nu-tritifs qu'elle contient sans parler de leurs déjections elles-mêmes, que l'on sait aujourd'hui critique dans le fonctionnement planctonique des eaux de surface du golfe du Maine par exemple. Dans leur étude, Doughty et ses collègues révèlent en effet que les baleines jouent un rôle important dans le mouvement vertical des éléments nutritifs en les déplaçant mais aussi via leurs excrétions et leur urine qui boostent le développement du plancton en surface. L'étude souligne que le transport latéral et la diffusion des nutriments ont été réduits à seulement 2 % dans le sud des océans, 10 % dans le Pacifi que nord et 14 % dans l'Atlantique nord avant leur dé-clin en raison de la chasse. Il a été estimé que ces mammifères marins déplaçaient le long de la colonne d'eau entre 260 et 340 millions de kilogrammes de phosphore par an (élément pris comme exemple et proxy de tous les autres) entre le fond et la surface avant leur massacre. Aujourd'hui les valeurs seraient de l'ordre de 54 à 110 millions soit donc seulement 23 % en moyenne des capacités passées. Bien sûr il y a de grandes différences suivant les régions de la planète, le pourcentage variant de 16 à 34 %. Ce qui frappe, c'est que si on arrivait à restaurer les populations d'antan, on favoriserait la productivité des océans notamment dans les zones pauvres en nu-triments et des eaux de surface pauvres en P, N ou en fer. Cela aurait aussi des conséquences positives sur le climat en régulant le CO 2 atmosphérique via la stimulation de la production primaire utilisant le CO 2 et l'exportation de davantage de carbone vers le fond des océans (ce que l'on appelle la pompe biologique). Et de rappeler ici que les stocks de minerais exploi-tables connus globaux mondiaux de phosphore sont supposés répondre à la demande pendant encore à peine 50 ans. Comment répondre aux demandes et besoins de l'agriculture quand ces stocks seront moindres puis s'épuiseront ? Les grands animaux, recycleurs de cet élément fondamental (mais aussi des autres) ne sont-ils pas notre meilleure chance d'avenir ? En tout cas, ils auraient pu l'être ! ■ * anadrome : qui vit en eau douce et en eau de mer. INFOS RECHERCHE STÉPHAN JACQUET Responsable de rubrique Les animaux jouent un rôle important dans le transport des nutriments mais ce rôle est encore aujourd'hui sous-estimé. De plus, il aurait fortement diminué au fil du temps en raison des extinctions de masse ou du déclin de certains grands animaux comme les baleines provoqué, lui, par l'action humaine. Des scientifiques ont ainsi quantifié le flux des éléments nutritifs en lien avec la présence et l'activité animale sur terre, dans l'air, les rivières et la mer avant ces déclins et aujourd'hui. Stéphan Jacquet nous livre les principaux éléments des travaux de C. Dunning et J. C. Svenning publiés en 2015 par la National Academy of Sciences des USA sous le titre « Global nutrient transport in a world of giants ». Entre aujourd'hui et jadis où notre planète était peu-plée de grands animaux, la capacité de ces derniers à déplacer les nutriments de leur zone de concentration (hotspot) aurait baissé de 6 %. Rien de grave a priori. Mais dans le détail, les résultats sont beaucoup plus édifi ants. Ainsi le mouvement vertical du phos-phore (un élément nutritif clef) dans l'océan par les mammifères marins aurait été réduit de 77 % et le déplacement de cette ressource de la mer vers les terres (via les oiseaux de mer et les poissons ana-dromes*) de 96 %. Si les auteurs se plaisent à défi nir le passé (avant la fi n du Pléistocène ou de l'Holocène) comme une époque de géants suivie par une époque marquée par la chasse à la baleine, c'est parce qu'on estime aussi aujourd'hui, rien qu'au niveau des mers, que le déclin des baleines a été de l'ordre de 66 à 99 %. Fixons les esprits avec un animal emblématique comme la baleine bleue (Balaenopteramusculus) : ses effectifs dans l'hémisphère sud ont été réduits de 99 % par rapport à leur abondance historique à cause de la pêche commerciale et celle dite « scien-tifi que ». Si on connaît donc les raisons de ce type de baisse massive, on s'était beaucoup moins intéressé jusqu'alors aux conséquences écologiques de tels déclins, par exemple sur le mouvement (c'est-à-dire le déplacement, la redistribution, la remise à disposition) des nutriments. Peut-être aussi parce que l'on pensait cela d'une importance secondaire. De quoi parle-ton quand on évoque les nutriments ? Il s'agit notamment des éléments inorganiques de l'azote et du phosphore qui, sous la forme d'ions nitrates , ammonium ou phosphates, constituent le fuel du phytoplancton et donc de la production primaire (responsable à 50 % de l'oxygène produit sur notre planète, un chiffre équivalent donc à ce que produit la végétation terrestre). Dit autrement, les nutriments sont à la base de tous les réseaux alimentaires et se retrouvent donc dans toutes les matières vivantes sous forme organique ! S'intéresser au déplacement de ces nutriments n'est pas nouveau et on sait très bien expliquer les processus physiques (comme les remontées d'eaux froides profondes riches en élé-ments nutritifs, la sédimentation de la matière vers le fond) ou biologiques (régénération par les micro-or-ganismes) intervenant dans leur dynamique et leur distribution. En revanche, le rôle joué par les grands animaux, en particulier leur déplacement, n'avait pas été pris en compte jusqu'à maintenant. C'est là toute l'originalité du travail proposé par les auteurs de cette étude. Commençons par prendre des exemples pour s'en convaincre. Quand on considère les morses, on com-LE TRANSPORT DES NUTRIMENTS DANS UN MONDE DE GÉANTS © James Caratini © Yves Herraud APPEL À CONTRIBUTION Vous venez de publier un article scientifi que et vous voulez nous le faire connaître. Contactez notre collaborateur : stephan.jacquet@thonon.inra.fr kg P y r-1 kg P yr-1 6.3 million 340 million reduced by 77% 140 million reduced by 96% 180,000 reduced by 92% seabirds marine mammals anadromous sh terrestrial herbivores k g P y r-1 km 2 yr-1 L'albatros, une espèce menacée… En mangeant les saumons, les ours fertilisent la forêt. © Yves Herraud Système montrant l'interconnexion du recyclage des nutriments. Le diagramme montre ce que devait être le transport des éléments nutritifs de la planète dans le passé. Les fl èches rouges indiquent les fl ux estimés ou la capacité de diffusion des nutriments. Les animaux en gris représentent les densités de population d'animaux éteints ou réduits.
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Stéphan Jacquet. LE TRANSPORT DES NUTRIMENTS DANS UN MONDE DE GÉANTS. Subaqua, 2016. ⟨hal-02916419⟩
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