Comment le petit commerce rural parvient-il à se maintenir à quelques kilomètres d'une ville moyenne et de ses grandes surfaces périphériques ? À partir d'une ethnographie historique menée dans un bourg de 4000 habitants, cette thèse explore les recompositions et les spécificités d'une économie d'interconnaissance, c'est-à-dire d'une structure économique permettant aux commerçant·es de se dégager un revenu en exploitant, individuellement et collectivement, des relations de clientèle inscrites au sein d'un même territoire. Cette démarche s'inscrit au croisement d'une approche relationnelle et localisée des groupes sociaux dans les mondes ruraux et d'une ethnographie économique attentive à l'articulation entre les prestations, les liens personnels et leur signification culturelle. En repartant de la catégorie ordinaire de « commerçant », cette thèse retrace d'abord la recomposition du groupe autour des boutiquier·es du centre-bourg et la politisation de la cause du commerce, devenu le symbole de la vie et de l'animation du territoire au tournant des années 1970-1980. L'évasion commerciale, liée à la péri-urbanisation, structure les engagements militants des commerçant·es à l'échelle locale et fait dépendre de manière croissante leurs activités du pouvoir d'attraction du supermarché du bourg. L'enquête met également en évidence la surreprésentation des femmes dans le commerce rural et la position centrale qu'elles occupent aujourd'hui dans le bourg, au cœur d'une alliance avec la municipalité socialiste et les responsables du comité des fêtes. Ces engagements procèdent de stratégies de personnalisation des relations marchandes qui leur permettent de se dégager un revenu en attachant directement la clientèle à leur personne par des affects, des services sur mesure et un travail de présence sociale. Leur position s'avère ainsi ambivalente, entre une fragilité économique relative et la valorisation symbolique de leur capital d'autochtonie. Chemin faisant, l'enquête dégage les caractéristiques de cette économie d'interconnaissance : une faible incertitude sur la qualité des biens, une information omniprésente qui circule par le biais du commérage, des appariements marchands fondés en partie sur des jugements et des sentiments interpersonnels, une contrainte réputationnelle multiforme qui empiète sur la vie privée des commerçant·es et sur celle de leurs proches et des normes professionnelles locales qui visent à assurer la survie collective des marchand·es. Cette thèse propose ainsi une relecture de l'histoire des mondes ruraux à travers le groupe des commerçant·es et une contribution à l'analyse des inégalités sociales qui structurent les activités entrepreneuriales à travers une approche spatialisée des rapports de genre et de classe.