Pour une gestion alerte du risque chimique - Risques (éco)toxicologiques pour les êtres humains et l’environnement dans une logique de biodiversité
Résumé
À la suite du signalement envoyé à la cnDAspe par une équipe de chercheurs révélant que leurs travaux avaient mis en évidence des dangers non pris en compte par les procédures d’évaluation des risques d’une famille de fongicides dits SDHi (pour « inhibiteurs de la succinate déshydrogénase »), la Commission a constitué, en juin 2020, un groupe de travail ad hoc (GT) chargé de réfléchir aux principes permettant d’améliorer l’articulation entre « science règlementaire » et « science académique » dans la prise en compte des risques chimiques. À cette fin, ce GT a été chargé de rédiger un rapport en vue de répondre à la question suivante : « Quels éléments d’ordres scientifiques, juridiques et sociaux sont suffisamment convaincants (en nature, qualité, nombre…) pour qu’une autorité compétente appuyée sur une expertise de qualité puisse recourir aux clauses de sauvegarde prévues par le règlement CLP ou les règlementations sectorielles de l’UE, telles que la restriction d’usage, l’interdiction provisoire, etc., y compris dans le cadre du principe de précaution ? ».
Dans ce rapport, il était important de rappeler comment distinguer les principes de prévention et de précaution, dont la limite est parfois floue. Le GT a donc redéfini une terminologie propre à faciliter cette distinction : avéré, probable, possible ou improbable en tenant compte de la dangerosité des substances et de leur exposition, ces deux paramètres conditionnant le risque. En termes de méthodologie, le GT s’est basé sur 3 exemples sources de débats scientifiques et médiatiques : les SDHi, le glyphosate et les néonicotinoïdes. Dans un premier temps, il convenait de rappeler l’organisation de l’évaluation, de la gestion et de la veille en matière de sécurité sanitaire notamment au travers de la création de différentes agences, en réponse à certaines crises. Si celles-ci ont été créées dans un souci d’indépendance entre évaluation et gestion des risques, l’Anses (un des interlocuteurs privilégiés pour les lanceurs d’alerte), créée plus récemment a conservé cette double compétence ; elle a également en charge, depuis 2015, la gestion des autorisations de mise sur le marché de plusieurs molécules, dont les produits phytopharmaceutiques. Le GT a pris l’exemple de ces produits pour illustrer l’organisation de leur règlementation et d’en souligner les manques et de ce fait les évolutions attendues. Des tests
toxicologiques et écotoxicologiques sur les substances actives sont ainsi réalisés, mais bien que nombreux,
ils ne permettent pas de connaître l’ensemble des effets sanitaires potentiels induits par une substance
ou un groupe de substances. À titre d’exemple, les effets neurocomportementaux ou les effets pro-
métastatiques sont peu appréhendés de même que les essais écotoxicologiques souvent mono-
spécifiques, et ne prenant en compte qu’un nombre réduit d’organismes non-cibles. D’une manière
générale, la prise en compte des mécanismes d’action demeure très limitée ; par exemple, dans le
domaine de la cancérogenèse, elle se limite à l’étude de la génotoxicité et de la mutagénicité. Une
évolution pourrait provenir de l’utilisation croissante des adverse outcome pathways (AOP), approche in
silico que l’OCDE intègre dorénavant dans ses lignes directrices. Grâce à cette base de travail, le GT s’est
alors penché sur l’incertitude qui peut être appréhendée à l’aide de différentes méthodologies : la
recherche scientifique peut être considérée comme un processus visant à limiter son ampleur ; elle se
base sur une hypothèse initiale et donc sur une méthodologie pour y répondre. Le GT a souligné
l’importance lors de la publication de résultats, de la précision de cette méthodologie pour garantir au
mieux, la répétabilité inter-laboratoires. Il est toutefois possible que des résultats expérimentaux en
réponse à une question biologique puissent diverger en rapport avec des variations dans les modèles, les
conditions, les techniques utilisées, ou l’expérimentateur. Le GT a aussi insisté sur la nécessité de cumuler
plusieurs observations sur différents modèles pour diminuer le degré d’incertitude. Par ailleurs, il existe en
droit, divers mécanismes dont l’objet même est d’encadrer les risques en situation d’incertitude. Parmi
eux, la clause de sauvegarde se retrouve dans la plupart des règlementations sanitaire,
phytopharmaceutique, alimentaire et environnementale. Cette clause, comme les autres mécanismes
juridiques prévus en droit de l’Union européenne pour encadrer les situations d’incertitude et
éventuellement déclencher des procédures de réévaluation d’une substance en cas d’évolution des
connaissances scientifiques, s’appréhende comme un outil de mise en œuvre du principe de précaution
qui a pour objectif de permettre aux États de répondre à leurs obligations de protection de la santé
humaine ou animale et de l’environnement par des mesures provisoires, dictées par l’urgence, et portant
atteinte aux principes de libre-échange, en cas de nouveaux éléments sur les risques liés à un produit
cnDAspe GT « pour une gestion alerte du risque chimique » - Rapport final 4
préalablement autorisé. La question qui se pose alors consiste donc à savoir quels sont ces nouveaux
éléments permettant de justifier la mise en œuvre de ces mécanismes, et quelle situation d’incertitude
en permet le déclenchement.
À cette fin, le GT a abordé les différentes méthodologies appliquées par différentes disciplines pour
appréhender cette notion d’incertitude. Les travaux en sociologie montrent ainsi que l’incertitude n’est
pas que le reliquat d’une connaissance scientifique qui serait insuffisante, mais est bien souvent construite
sous l’influence de différents acteurs (industriels, experts, gestionnaires du risque) et différents
paramètres. En droit, le concept d’incertitude est particulièrement malaisé à définir alors même que c’est
lui qui commande le déclenchement d’une clause de sauvegarde. Les juges n’étant jamais tenus de suivre
les données scientifiques présentées devant eux ou une expertise qu’ils auraient ordonnée, on peine à
identifier les situations précises dans lesquelles la clause peut légalement être envisagée. En santé
publique et sciences du vivant, l’évaluation des risques est une démarche visant à cerner les dommages
causés par des facteurs externes et à juger de leur survenue dans une population donnée. L’incertitude
dorénavant caractérisée explicitement ne doit pas retarder la prise de décision. Le GT a aussi souligné
l’importance des analyses de vigilance (i.e. (phyto)pharmacovigilances), sources complémentaires visant
à atténuer ou à restreindre l’usage de certains produits. Enfin, la caractérisation d’une situation
d’incertitude révèle également des difficultés quant à la manière dont les acteurs dans le débat
(scientifiques, pouvoirs publics, juges, société civile, media) communiquent sur son existence et ses
implications sociales, juridiques, économiques, etc. Pourtant, l’existence de messages lisibles sur les enjeux
liés à l’incertitude scientifique est un préalable à l’agir collectif pour trouver des solutions d’intérêt
général.
Pour prendre en compte ces éléments et proposer des critères décisionnels, le GT a construit une matrice
en trois dimensions combinant l’analyse des données de dangers, d’exposition et de causalité à partir de
l’ensemble des données scientifiques existantes de qualité, même si celles-ci n’ont pas été obtenues dans
un cadre règlementaire. Cette matrice permet d’intégrer un ensemble de données à la fois quantitatives
et qualitatives. La combinaison des trois dimensions, i.e. danger, exposition et causalité permet de
catégoriser le risque et l’incertitude pour décider soit du déclenchement d’une clause de sauvegarde (pire
cas), soit d’autres mesures de protection de la santé ou de l’environnement (réduction d’usage,
renforcement d’une surveillance, etc.), dans l’attente de disposer d’informations complémentaires
permettant de lever (ou non) les mesures mises en œuvre. Le GT recommande que cette matrice soit
testée et perfectionnée afin de fonder le déclenchement d’éventuels mécanismes de protection de la
santé des populations et des écosystèmes, tout en validant préalablement, avec les acteurs principaux,
les différents paramètres à intégrer. Enfin, pour contextualiser cette matrice, le GT a émis un certain
nombre de recommandations connexes relatives à la complémentarité des sciences académique et
règlementaire, à la contribution de l’ensemble des acteurs au débat public sur les risques chimiques, à la
transversalité dans les règlementations européennes sectorielles et, enfin, à la réponse à apporter au
manque de données règlementaires.
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