Mettre au programme des sciences économiques et sociales l’étude de l’habitabilité ?
Résumé
La Terre est un écosystème fermé soumis à des lois biophysiques desquelles nul être vivant ne peut s’exempter (il n’y a pas de planète B). L’humanité est ainsi embarquée dans ce que Kenneth Boulding (1966) décrivait comme le vaisseau Terre, mais aujourd’hui les jauges-limites ne cessent de virer au rouge (Mignot, 2022), aux dépens au grand dam de la biodiversité (Cowie et al., 2022), au désespoir des plus philanthropes d’entre nous (Ripple et al., 2017), où une partie de l’équipage serait contrainte de quitter des compartiments bientôt inondés (Hauer et al., 2020). Le sixième et dernier rapport du GIEC a ainsi récemment agité la menace – jugée hautement probable – que certaines régions du monde deviennent prochainement inhabitables sous l’effet du changement climatique (IPCC, 2022). Non sans ironie, l’habitabilité humaine sur laquelle s’est attardée l’exobiologie, dans sa recherche d’exoplanètes, et jusque-là non remise en cause sur notre Planète bleue, devient questionnée sur Terre. Mais, si le risque d’inhabitabilité se concrétiserait par le franchissement de certains seuils critiques, ces derniers sont-ils les mêmes pour toutes les sociétés humaines, objectivables et universels ? Ce qui est inhabitable pour les uns, l’est-il pour les autres ? C’est la question que nous posent deux géographes, Farbotko et Campbell (2022), au moment d’examiner l’accueil de ce nouveau risque global par les populations des atolls d’Océanie. Une interrogation qui fait écho et relaye l’appel d'Horton et al. (2021) pour que l’habitabilité humaine ne soit pas qu’une préoccupation des sciences de la terre et du climat et qu’elle soit désormais investie par les sciences humaines et sociales et des approches bottom-up. L’enjeu de cette communication est précisément une tentative de réponse à cet appel ; réponse qui se fonde sur un état de l’art en sciences sociales et sur l’identification – entre autres – des apports possibles de l’économie à l’étude de l’habitabilité humaine.Pour les sciences de l’univers et de l’environnement, l’habitabilité renvoie aux caractéristiques d’un environnement en vue de l’établissement et du maintien du mode de vie d’un organisme (Cockell et al., 2016). Elle est entendue comme une « donnée binaire », soit la disponibilité ou l’indisponibilité des ressources nécessaires à la survie, la reproduction et l’adaptation d’un être vivant. Or, si les ressources et les conditions requises sont relativement constantes dans le temps pour la plupart des organismes vivants, ou tout du moins inscrites dans le rythme lent de l’évolution biologique, l’espèce humaine a la particularité de s’adapter à des environnements changeants via des innovations techniques, technologiques et sociales, qui s’expriment à un rythme plus rapide que celui de l’évolution biologique (Georgescu-Roegen, 1977; Sterrer, 1993; Henrich, 2015; Morris, 2015). L’enjeu est donc pour les sciences économiques et sociales (SES) de se saisir pleinement de l’habitabilité humaine, ou plutôt des habitabilités humaines, tant le développement des communautés humaines varie dans l’espace et le temps. Une clé d’entrée pour les SES sur le sujet provient certainement des développements de la notion de ressource, dans une double perspective à la fois socio-écologique et socio-technique. Les ressources ne résument pas à une dotation qui serait donnée, fixes et externes à celles et ceux qui les mobilisent. Au contraire, intégrer la dimension outillée et téléologique des ressources constitue une clé de compréhension cruciale de l’inhabitabilité humaine. On peut ainsi considérer que les ressources « ne sont pas, elles deviennent » (De Gregori, 1987) : la ressource naît de l’intérêt fonctionnel qu’elle suscite (Zimmermann, 1944, as cited in Bradley, 2007; De Gregori, 1987), de sa mise en mouvement par une infrastructure technique. Pour cette même raison, la rareté d’une ressource n’est pas strictement déterminée par une grandeur biophysique, mais davantage encore par la viabilité et l’efficacité de son exploitation par les sociétés humaines, ainsi que par les moyens et finalités de cette exploitation. D’où une capacité sociotechnique à repousser l’épuisement de la ressource, et à transformer ce qui fait ressource. Les ressources à l’habitabilité humaine sont en outre des objets matériels éminemment politiques, insérés dans des jeux d’acteurs complexes et des rapports de domination – envers la nature et entre communautés humaines (Linton and Budds, 2014; Forget et al., 2021). Les “piliers de l’habitabilité humaine” (Duvat et al., 2021) sont donc loin d’être des constantes biophysiques, mais plutôt des variables dynamiques, relationnelles et situées (Farbotko et Campbell, 2022), propres à un contexte, une société et à son modèle de développement (Brand and Wissen, 2021). Affirmer la nature socialement construite des ressources, donc de l’habitabilité, ne signifie pas pour autant que ressources et habitabilité ne connaissent d’autres limites que celles de l’inventivité des humains. Actuellement, cette préoccupation pour les limites à l’habitabilité humaine se pose surtout dans une réflexion à l’échelle globale : en termes de capacité de charge (Daily and Ehrlich, 1992), de capacité de renouvellement des ressources planétaires (Wackernagel and Rees, 1996), de seuils critiques pour la stabilité des équilibres planétaires (Rockström et al., 2009) ou d'espace d’évolution borné par des contraintes acceptables socialement d’une part et des empreintes soutenables écologiquement d’autre part (Raworth, 2012; Brand et al., 2021). Cette formalisation en termes de “limites globales et externes” est motivée par les fortes incertitudes qui accompagnent les changements globaux, et en premier lieu le changement climatique, qui met à l’épreuve les capacités biologiques (canicules) et techniques (exposition aux risques, submersion) de l’espèce humaine. Cependant, abordée à l’aune de limites globales, la réflexion ne rend pas compte des inégalités régionales de vulnérabilité de l’habitabilité humaine aux changements environnementaux, ni des transferts d’impacts que la compétition pour le contrôle territorial des ressources jugées utiles au développement ou au renouvellement d’un modèle d’habitabilité entrainent, ni de la diversité sociétale des conceptions d’un environnement où il fait bon vivre. Or, les sciences économiques œuvrent activement au développement de théories et d’outils d’analyse des comportements humains en situation de ressources limitées, autant de connaissances utiles à l’étude du rapport des sociétés humaines aux limites d’habitabilité des espaces qui les accueillent ou qui pourraient les accueillir. Les SES peuvent plus largement œuvrer à des lectures plus situées et relationnelles – dans l’espace et dans le temps – des modes de vie régionaux et des systèmes sociotechniques associés qui fondent, dans leur diversité, une multiplicité de modèles d’habitabilité ; car, si l’habitabilité rend compte d’une capacité de maintien d’un mode de vie, il va de soi que la pluralité des modes de vie humains est mère d’une pluralité d’habitabilités.Cette communication se propose de dresser des perspectives pour que l’enjeu de l’habitabilité soit investi par les SES en général, et le champ transdisciplinaire de l’économie écologique en particulier. Références :Boulding, K., 1966. The economics of the coming spaceship earth. Environmental Quality in a Growing Economy 3–14.Bradley, R.L., 2007. Resourceship: An Austrian theory of mineral resources. 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