Évolution du métier d’agriculteur à travers la pluriactivité agricole. Traitement institutionnel et scientifique de la pluriactivité depuis 60 ans
Abstract
Le mouvement des agriculteurs de l’hiver 2024 en France met au jour les crises que traverse ce métier. De 8% de la population active en 1950, les agriculteurs n’en représentent aujourd’hui plus qu’1,5%. La diminution du nombre d’agriculteurs n’a pourtant pas homogénéisé le monde agricole comme en témoignent à cette occasion encore les oppositions entre les différents syndicats agricoles.
L’agriculture a d’abord été longtemps considérée comme une activité de subsistance, à laquelle ont pu être cumulées différentes activités professionnelles (ouvriers-paysans au XIXème siècle, saisonnalité des activités de montagne ou encore travail non reconnu des femmes sur l’exploitation familiale). Cependant, le développement du modèle de l’exploitation agricole à deux actifs à temps plein dans les années 60 (Lelorrain, 2016) puis la redéfinition des contours de « l’agriculteur professionnel » (Rémy, 1987) tend à exclure les « doubles actifs » du statut d’agriculteur. Un chef d’exploitation sur cinq exerce pourtant en parallèle une activité salariée ou de commerce à cette période (Mendras, 1984). En s’affranchissant du cadre normatif du « mono-emploi » permanent et à temps plein (Blanchemanche et al., 2000; Mouriaux et al., 2006) les pluriactifs sont considérés comme des marginaux, qualifiés de réticents à l’évolution et à la modernisation de l’agriculture (Mouriaux & Laurent, 1999) alors que ces systèmes répondaient à des contraintes locales et socio-économiques (Cordellier, 2008). Apparaît ensuite la notion de multifonctionnalité de l’agriculture en 1999 (Laurent et al., 2002) qui remet en cause les contours du champ professionnel du métier d’agriculteur (Bureau et al., 2019).
À cela s’ajoutent les crises sanitaires, environnementales, économiques et sociales qui participent à la délégitimation du modèle hégémonique productiviste (Cordellier, 2008; Micoud, 2021) qui tend aujourd’hui à la concentration et la sous-traitance au sein des exploitations de plus grande taille (Forget et al., 2019). Ainsi, des alternatives plus territorialisées se développent (Annes & Handfield, 2019). La diversification des exploitations accentue l’exercice d’activités dans le prolongement ou à l’extérieur de l’activité de production agricole, dont la pluriactivité fait partie. L’exercice du métier d’agriculteur évolue aussi par la féminisation de la profession, l’intégration de profils nouveaux non issus du milieu agricole ainsi que le changement du rapport au travail salarié qui introduisent de nouveaux modèles dans le monde agricole (Hautefort, 2021; Tallon et al., 2014). Le métier se banalise (Hervieu & Purseigle, 2022), dans le sens où il devient une carrière professionnelle possible que l’on peut débuter et arrêter au cours de sa vie. Les parcours professionnel se complexifient et peuvent s’inscrire dans un projet de vie global, le projet professionnel prenant une importance nouvelle qui peut passer par une volonté de mener des activités diverses, successivement ou simultanément (Błąd, 2014; Mouriaux et al., 2006). Aujourd’hui encore, un agriculteur sur cinq combinerait ainsi une seconde activité professionnelle à son activité agricole (Lairot, 2022).
La persistance de la pluriactivité au sein du monde agricole depuis plusieurs décennies appuie la suggestion de Mendras (1984) il y a 40 ans déjà, de ne plus « la traiter toujours comme une exception à la norme ». Cela nous amène à nous questionner sur l’évolution de la pluriactivité agricole en France, et par extension ce qu’elle met en lumière de l’évolution du modèle agricole français et du métier d’agriculteur dont elle représente une des facettes. L’étude du concept de pluriactivité permet aussi de traiter des enjeux plus larges en termes de transformation des ménages et du travail agricoles ou encore de la reconnaissance des différentes formes d’agriculture. Une revue de littérature compréhensive de la production scientifique française mais aussi plus largement européenne, sur le concept de pluriactivité des années 60 à nos jours permettra d’apporter un nouvel éclairage sur le sujet. Cette revue de littérature historique autour de la pluriactivité agricole permettra de développer une réflexion sur ce concept dans la recherche aujourd’hui, mais aussi dans sa considération par les institutions agricoles et les politiques publiques. Ces éléments seront complétés par des entretiens ouverts menés auprès d’une dizaine d’experts sur la thématique issus des mondes de l’accompagnement agricole et de la recherche. Le phénomène sera traité de manière globale en France puis à l’échelle de deux territoires ayant une histoire différente par rapport à la pluriactivité. Le Languedoc-Roussillon a été identifié comme un territoire historiquement typique de la pluriactivité du fait de la saisonnalité des productions agricoles et des activités économiques, alors que le Nord-Pas de Calais l’est comme un territoire qui n’est pas typique de la pluriactivité.
La revue de littérature a permis de mettre en lumière l’évolution du concept de pluriactivité dans les travaux de recherche de différentes disciplines et des variations quantitatives et qualitatives de la production scientifique sur ce sujet. La diversité des approches, parfois pluridisciplinaires, a participé à la difficulté de construction d’une définition unique. La pluriactivité se maintient depuis près de 60 ans alors que le modèle de l’agriculteur professionnel s’est imposé comme seul tenant de la légitimité à l’exercice professionnel de l’agriculture. Cependant, la proportion non négligeable d’agriculteurs pluriactifs tend à prendre en compte la pluriactivité dans les travaux de recherche, non plus comme un phénomène en soit, mais comme l’un des caractéristiques du métier d’agriculteur. Elle remet pourtant en question les contours du métier d’agriculteur, même si elle ne bénéficie toujours pas d’une reconnaissance institutionnelle équivalente au modèle de l’agriculteur professionnel. Cependant des différences territoriales existent dans la perception de la pluriactivité par les pairs et les structures d’accompagnement.