Pollution persistante des sols aux Antilles par des insecticides organochlorés : HCH et chlordécone encore pour des siècles ?
Résumé
La lutte contre le charançon du bananier, Cosmopolites sordidus, s’est longuement appuyée sur des insecticides organochlorés aux Antilles françaises à la fin du siècle dernier : - l’hexachlorocyclohexane (HCH), dont seul l’isomère γ est insecticide, a été appliqué à des doses massives, jusqu’à plus de 300 kg/ha/an d’HCH « technique » (mélange de 5 isomères dont 20% de γ), dans les années 60 à 70 ; - la chlordécone (CLD), appliquée à 3 kg de matière active (MA)/ha/an, par les insecticides US « Kepone » (1972-78) puis français « Curlone » (1982-93) titrant 5% de MA. Au changement de siècle, plusieurs années après les derniers épandages, les eaux de sources, captées pour l’Adduction en Eau Potable dans les zones bananières se sont avérées contaminées, çà et là par l’HCH, et plus généralement par la CLD. Puis des contrôles douaniers ont révélé la présence de CLD dans des tubercules de patate douce ; une campagne de contrôle sur ignames et tarots a montré que tous les organes souterrains récoltés (OSR) étaient susceptibles d’être contaminés. Une recherche d’urgence a été mise en oeuvre pour circonscrire les zones de sols pollués, et définir l’exposition et la contamination des organismes au fil des chaînes alimentaires, pendant que les médecins entamaient l’épidémiologie humaine et l’analyse de l’éventuelle toxicité pour l’homme. Les premières questions auxquelles il a fallu répondre étaient: où et à quel degré les sols sont-ils pollués ? Combien de temps va durer cette pollution ? le fonctionnement des sols est-il affecté ? Peut-on accélérer la dépollution ? --- Où et à quel degré les sols sont-ils pollués ? --- Une collection de parcelles agricoles, sélectionnées sur une gamme d’intensivité des systèmes de culture bananiers, a été renseignée en Guadeloupe et Martinique sur les apports passés d’organochlorés. Si les épandages de CLD ont pu être reconstitués avec précision, ceux de HCH, souvent antérieurs à 1970, n’étaient plus qu’un vague souvenir dans la mémoire collective ; seules les importations globales peuvent attester que ces apports étaient massifs. Ces parcelles ont été lourdement échantillonnées en raison de la grande variabilité spatiale des résidus organochlorés. Les échantillons composites ont été soumis à un dosage du carbone organique (SOC), et des résidus d’organochlorés: en première approche, sur andosol, 90% de la variance des teneurs en CLD était expliquée par les chroniques d’apport, les teneurs en carbone, la profondeur des labours, et les pluviométries annuelles des parcelles, sans prendre en compte le temps [Figure 1 : Contaminations calculées par WISORCH dans un andosol sous bananeraie pérenne, après apport de 3kg/ha/an de chlordécone (1971-1978 et 1982-1993) et après apport de 12 kg/ha/an de HCH (1965-1975)]. Devant cette présomption d’absence de dégradation physico-chimique ou biologique de la molécule, un modèle de dispersion par le seul lessivage des eaux de drainage, WISORCH, a donc été construit. En utilisant un coefficient de partage (Koc) entre CLD sorbée sur le « carbone » du sol et CLD dissoute de 17.5 m3 kg-1, les teneurs calculées de résidu rendent compte des teneurs mesurées dans les andosols, que ce soit dans les sols ou les eaux de drainage. L’application du même modèle au HCH avec un Koc de 1.8 m3 kg-1 fournissait au contraire une teneur résiduelle calculée très supérieure aux teneurs mesurées, ce qui autorisait l’hypothèse d’une dégradation du HCH. L’analyse de l’ADN bactérien contenu dans des sols pollués prélevés sur 3 parcelles de production de bananes a permis de montrer que le gène Lin A codant pour les enzymes impliquées dans la métabolisation du HCH est bien présent dans les parcelles ayant reçu autrefois cette molécule, et est absent sur les parcelles indemnes. Il y a bien eu adaptation de la flore bactérienne à la dégradation aérobie du HCH. Aucune évidence de dégradation bactérienne aérobie de la chlordécone n’est ressortie de l’étude des parcelles ayant reçu Képone ou Curlone ; les seules pistes de dégradation concernent les milieux anaérobies. Malgré l’absence de dégradation, la persistance quantitative de la chlordécone est inégale selon les sols : l’inversion du modèle d’élution a permis de montrer que le Koc décroît des andosols (25 à 12 m3 kg-1), aux ferralsols (12 à 7.5) puis aux nitisols (3 à 2). Les teneurs des eaux de drainage corroborent ces valeurs : un nitisol 10 fois moins pollué montre une teneur en CLD dans les eaux de drainage 4 fois plus élevée qu’un andosol. Une carte des risques de pollution des sols, établie à partir des occupations du sol par des bananeraies pendant la période d’application de la chlordécone a été validée à plus de 98% par les analyses postérieures. Elle reste cependant un outil binaire, à affiner pour exprimer la capacité contaminante des sols pour les eaux et les cultures. --- Combien de temps va durer cette pollution ? --- Concernant le HCH, les quantifications sporadiques, la vitesse d’élution et l’évidence d’une biodégradation permettent de considérer la pollution résiduelle comme en voie d’achèvement. Il n’en est pas de même pour la chlordécone : on peut estimer la persistance de la pollution, au-delà d’un seuil de concentration de 10 μg kg-1 SS, à plusieurs décennies pour les nitisols, plusieurs siècles pour les ferralsols, plus d’un demi-millénaire pour les andosols. --- Le fonctionnement des sols est-il affecté ? --- Aucune modification des variables physico-chimiques n’a été constatée. Leurs niveaux sont directement reliés aux chroniques d’intrants et de rendements récentes. Les rendements des bananeraies atteignent des valeurs très élevées, que les parcelles soient contaminées ou non. Les aspects biologiques n’ont été qu’explorés. La respirométrie après ajouts de glucose et d’antibiotiques sélectifs a montré que ni l’activité microbienne, ni l’activité fongique globales n’ont été affectées. La survie et la multiplication du ver de terre Pontoscolex corethrurus ne sont pas non plus affectées par cette pollution organochlorée, alors qu’une rapide mortalité est observée sous l’impact des nématicides organophosphorés récents. Enfin, les fortes teneurs en résidu n’ont plus aucun effet contre le charançon. --- Peut-on accélérer la dépollution ? --- Un traitement par bio-augmentation microbienne pourrait être envisagé pour dégrader le HCH, mais les situations encore significativement contaminées par cette molécule sont sporadiques. S’agissant de la chlordécone, aucune solution plausible n’a encore été dégagée : - les décapages mécaniques seraient possibles sur les rares bananeraies au sol jamais travaillé. - si la biodégradation anaérobie offre une perspective pour une remédiation en conditions contrôlées locales, installer des conditions anaérobies pour le traitement de 20 000 ha de sols contaminés nécessite une réflexion approfondie et vraisemblablement des coûts de traitements prohibitifs. - la phytoremédiation n’offre pour l’instant aucune piste de résorption de la pollution : les teneurs maximales rapportées à la matière sèche des OSR testés sont majorées par les valeurs des teneurs du sol environnant ; les tubercules capturant ainsi moins d’1/5e du CLD du volume de sol qu’ils déplacent, et ce volume représentant moins de 1% de la couche arable, chaque cycle exporterait moins de 2%o du stock de CLD. --- Conclusion --- La pollution des sols des Antilles par le HCH, malgré l’importance des apports anciens, est en voie de résorption sous les effets couplés d’un lessivage rapide et d’une biodégradabilité microbienne acquise. La chlordécone pose au contraire un problème de persistance pour des décennies ou des siècles. La priorité est actuellement de comprendre et d’affiner les relations entre la pollution des sols et la contamination des eaux et des cultures, et au-delà la toxicité sur les organismes, afin de fournir des règles d’usage des sols et des milieux, sous une contrainte phytopharmaceutique malheureusement durable.
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