Avis en réponse à la saisine HCB du 12 octobre 2015 concernant l’utilisation de moustiques génétiquement modifiés dans le cadre de la lutte antivectorielle. Paris, le 31 mai 2017
Résumé
Le Haut Conseil des biotechnologies (HCB) a été saisi le 12 octobre 2015 par la ministre en charge de l’environnement d’une demande d’éclairage concernant l’utilisation des moustiques génétiquement modifiés (GM) dans le cadre de la lutte antivectorielle contre les populations de moustiques vecteurs d’agents pathogènes. Le Comité scientifique (CS) du HCB a élaboré son avis sur la base du rapport d’un groupe de travail d’experts choisis pour leurs compétences dans les disciplines requises.
Un état des lieux de la situation des maladies vectorisées par les moustiques sur les territoires français de métropole et d’outre-mer (dengue, chikungunya, Zika, fièvre jaune, West Nile, paludisme et filarioses lymphatiques) a mis en évidence le manque de thérapies et de vaccins pour la plupart de ces maladies, et les limites des méthodes classiques de lutte antivectorielle contre les populations de moustiques vecteurs des agents pathogènes responsables de ces maladies. En complément aux recherches menées dans le domaine médical, il apparaît essentiel d’explorer des techniques alternatives et/ou complémentaires aux méthodes de lutte antivectorielle existantes.
L’avis du CS décrit les techniques de lutte émergentes faisant appel à des moustiques GM, l’état de leur recherche et de leur développement, et les résultats des premières expérimentations dans le monde. A ce jour, une seule technique est développée à un niveau opérationnel, la technique RIDLde la société Oxitec, qui vise à réduire une population de moustiques par des lâchers récurrents et massifs de mâles transgéniques stérilisants. Deux autres techniques en sont à un stade plus précoce de recherche et de développement et reposent sur un« forçage génétique » (FG), visant à propager un caractère génétique dans une population naturelle, soit pour rendre les moustiques incapables de transmettre des agents pathogènes (FG à des fins de modification de population), soit pour éliminer cette population par propagation d’une stérilité (FG à des fins d’élimination de population).
Pour dégager les spécificités de ces techniques de lutte utilisant des moustiques GM, une analyse transversale de l’ensemble des techniques existantes et émergentes a été réalisée en termes d’objectifs visés, de potentiel d’efficacité et de durabilité, de contraintes techniques, et de risques pour l’environnement et la santé. Ont été considérées aussi bien des techniques de lutte antivectorielle classique (de type chimique, biologique, physique et environnemental), que des techniques émergentes basées sur des lâchers de moustiques, qu’ils soient GM (RIDL et différentes techniques de FG), ou non GM, irradiés (TIS ou technique de l’insecte stérile classique), ou porteurs de Wolbachia7(TII ou technique de l’insecte incompatible, et technique de propagation d’IP ou interférence avec le pathogène). Pour de nombreux points considérés, les techniques utilisant des moustiques GM ne constituent pas un bloc homogène et distinct des autres techniques, mais partagent des caractéristiques en commun avec différents sous-ensembles de techniques.
Les techniques utilisant des moustiques GM sont toutes basées sur des lâchers de moustiques. Les techniques basées sur des lâchers de moustiques, qu’ils soient GM ou non, partagent :
- une spécificité d’action inédite pour une lutte antivectorielle, située au niveau de l’espèce de moustiques relâchés et des éventuelles espèces interfertiles. Cette spécificité est avantageuse pour réduire l’impact direct de la lutte antivectorielle sur l’environnement et la santé. Elle implique toutefois de déployer autant d’interventions que d’espèces non interfertiles de moustiques vecteurs visés ;
- la problématique associée à l’éventuelle persistance et à l’éventuel caractère envahissant des moustiques relâchés et des modifications qu’ils portent, laquelle se pose de manière différente selon l’objectif des techniques considérées (réduction vs modification, voir ci-dessous), et doit tenir compte des possibilités de fertilité résiduelle des mâles relâchés ;
- la problématique associée aux éventuels lâchers de femelles, accidentels ou intentionnels ;
- une efficacité qui dépend de la compétitivité de terrain des moustiques relâchés par rapport aux moustiques sauvages (nécessitant notamment des conditions d’élevage appropriées) ;
- une meilleure efficacité à faible densité de moustiques cibles, nécessitant la combinaison de ces techniques avec des méthodes classiques de lutte, telles que les biocides, efficaces à forte densité, ou leur utilisation hors des saisons de forte pullulation de moustiques endémiques ou dès les prémices de l’établissement d’espèces invasives ;
- un temps d’action de plusieurs mois pour atteindre l’objectif visé, impliquant une utilisation hors situation d’urgence sanitaire, dans le cadre d’une gestion globale intégrée avec des techniques à efficacité quasi immédiate utilisables en situation de crise, comme les biocides ;
- des contraintes techniques et logistiques spécifiques aux élevages et aux lâchers de moustiques, variables selon la biologie des espèces de moustiques considérées (adaptation des protocoles), et selon les stratégies de lutte dans lesquelles elles s’inscrivent (taille de l’élevage, durée de maintenance, nécessité de séparer mâles et femelles).
Les techniques se distinguent selon les objectifs visés (réduction vs modification de population). Qu’elles utilisent des moustiques GM ou non, des lâchers de moustiques ou non, les techniques de réduction de population partagent :
- un impact environnemental associé à la raréfaction de la population des moustiques cibles et dépendant du rôle de l’espèce ciblée dans l’écosystème. Cet impact est variable selon, entre autres, le caractère autochtone ou invasif de l’espèce considérée, son milieu urbain ou naturel, l’existence de prédateurs spécialistes, le degré de réduction de la population (simple réduction, élimination locale, ou éradication de l’espèce8), la persistance des effets de la technique (fonction notamment de l’isolement de la zone traitée) et la spécificité de la technique (les techniques impliquant des lâchers de moustiques étant les plus spécifiques, voir supra). L’impact environnemental devra donc être évalué au cas par cas des techniques utilisées, des espèces et des régions ciblées ;
- la possibilité d’un remplacement non intentionnel de la population ciblée par la population d’une autre espèce vectrice, qui se pose d’autant plus que le degré de réduction de la population est important et qu’elle persiste dans le temps ;
- la perte de l’immunité des populations humaines antérieurement exposées, à considérer à l’aune du bénéfice obtenu par la disparition de la maladie. Qu’elles utilisent des moustiques GM ou non, les techniques de modification de population partagent :
- un moindre impact a priori en termes de risques environnementaux et sanitaires, du fait qu’elles ne devraient pas affecter la densité des populations de moustiques. Une évaluation des risques associés à la modification effectuée est tout de même nécessaire ;
- la persistance et le caractère plus ou moins envahissant des modifications induites, avec la nécessité de considérer le devenir et l’effet à long terme des facteurs à l’origine de ces modifications (Wolbachia, transgènes), incluant leur transfert potentiel à d’autres espèces.
Deux autres ensembles de techniques peuvent être distingués selon qu’elles sont auto-limitées (avec des effets limités dans l’espace et le temps à moins d’être entretenues) ou auto-entretenues (dont les effets se répandent dans l’espace et durent dans le temps, sans nécessiter de maintenance). Les techniques auto-limitées, qu’elles utilisent des moustiques GM ou non, des lâchers de moustiques ou non, partagent :
- l’avantage d’être maîtrisables et adaptables selon les résultats de surveillance,
- l’inconvénient de nécessiter une maintenance contraignante sur le long terme. Les techniques auto-entretenues, qu’elles utilisent des moustiques GM ou non, partagent : -l’avantage de ne pas nécessiter de maintenance et de grosses infrastructures,
- l’inconvénient d’être très peu flexibles, voire sans possibilité de contrôle (ex. propagation intentionnelle au sein d’une espèce). Il existe un continuum de techniques entre ces deux pôles. De plus, les caractéristiques d’auto-limitation et d’auto-entretien peuvent varier pour une technique donnée selon la stratégie de lutte dans laquelle elle est employée (réduction ou élimination), ou selon les propriétés des souches de Wolbachia utilisées. L’analyse des aspects évolutifs des techniques en termes de pertes d’efficacité avec le temps – (1) par développement de résistance à leur mode d’action, (2) par développement de résistance comportementale, ou (3) par dérive fonctionnelle –, et leurs conséquences en termes de risques environnementaux et sanitaires, se plient moins à une catégorisation par ensembles de techniques car ces évolutions découlent de mécanismes précis de fonctionnement de chaque technique.
Le CS souligne toutefois que les techniques fonctionnant par le biais d’une cible génétique, qu’elles utilisent des moustiques GM ou non, peuvent donner lieu à un développement de résistance à leur mode d’action. C’est le cas de certains biocides (dont l’efficacité est compromise dans des populations entières de moustiques résistants) et des techniques de forçage génétique (ce qui en limiterait les propriétés invasives aujourd’hui). Les autres techniques, incluant les techniques RIDL,TIS, TII, et les autres techniques classiques de lutte, ont des mécanismes d’action n’impliquant pas de cible génétique, ou impliquant des cibles trop nombreuses pour permettre aisément un tel développement de résistance. Par ailleurs, d’après les caractéristiques propres à chaque technique, le développement de résistances comportementales est concevable pour la technique RIDL et les techniques utilisant Wolbachia, peu probable pour les techniques de FG. Enfin, les risques de dérive fonctionnelle sont plausibles pour RIDL et les techniques de FG, ainsi que pour les techniques utilisant Wolbachia. La durabilité des différentes techniques doit être évaluée en tenant compte de ces trois types possibles de pertes d’efficacité. Ainsi, l’analyse du CS montre que pour de nombreux points considérés, les techniques utilisant des moustiques GM ne présentent pas de caractéristiques communes propres à leur caractère GM, mais se rapprochent différentiellement d’autres techniques de lutte selon les aspects considérés. Au-delà des caractéristiques partagées, les techniques de forçage génétique présentent des caractéristiques propres, qui ne se retrouvent chez aucune autre technique à ce jour, associées à leurs propriétés invasives particulières. Si les limites techniques des exemples d’application développés à ce jour permettent d’anticiper une interruption de la propagation des cassettes de forçage génétique, l’évaluation de futures applications devra prendre en compte le potentiel invasif particulier de ces techniques ainsi que les incertitudes associées à leur évolution sur le terrain, considérant les événements de spéciation, de réorganisation du génome, observés dans certains cas de forçages génétiques naturels. Le CS du HCB a réfléchi aux critères d’évaluation des risques des moustiques GM. Si chaque nouveau dossier doit être évalué au cas par cas, le CS du HCB n’a pas identifié a priori de risque particulier pour l’environnement qui ne puisse être couvert par les critères généraux listés dans la directive 2001/18/CE, directive relative à la dissémination volontaire d’OGM dans l’Union européenne. Il souligne toutefois des éléments radicalement nouveaux apportés par le forçage génétique, considérant le caractère intentionnellement invasif de la modification recherchée, qui a le potentiel théorique d’atteindre tous les individus d’une espèce dans l’environnement, que ce soit pour l’éradiquer ou la modifier. Par dessein, la dissémination n’est pas limitée dans le temps ou l’espace. L’évaluation des risques associés au forçage génétique devra donc être adaptée à ce changement d’échelle et d’objectifs. Le CS conclut que les critères listés dans la directive 2001/18/CE, réglementairement applicables à l’évaluation des risques pour l’environnement associés à une dissémination de moustiques GM dans l’Union européenne, sont scientifiquement pertinents et a priori suffisants pour l’évaluation des risques associés à l’utilisation de moustiques GM dans le cadre de la lutte antivectorielle. Une déclinaison particulière, comme prévu par l’approche au cas-par-cas de la directive, devra être effectuée pour l’évaluation des risques associés aux techniques de forçage génétique. Par ailleurs, quel que soit le statut réglementaire des insectes artificiellement infectés par des bactéries Wolbachia dans l’Union européenne, le CS estime qu’une évaluation selon des critères adaptés de la directive 2001/18/CE pourrait être réalisée de façon pertinente.
Enfin, le CS du HCB a mis en évidence des intérêts et des limites à l’utilisation de moustiques GM sur le territoire français dans le cadre de la lutte antivectorielle. Au-delà des mécanismes moléculaires en jeu et de certaines spécificités qui en découlent, la technique RIDL apparaît très proche des techniques TIS et TII. Ces trois techniques pourraient être testées, de manière précautionneuse et étape par étape, dans l’objectif de contribuer à la lutte antivectorielle sur les territoires français, selon les vecteurs considérés9, en combinaison avec les techniques classiques actuellement utilisées dans le cadre d’une gestion intégrée. La mise en œuvre des techniques RIDL, TIS ou TII permettrait notamment de réduire l’utilisation des insecticides. Outre une réduction des risques d’exposition pour l’Homme et les écosystèmes, une moindre utilisation d’insecticides permise par la mise en œuvre de techniques basées sur des lâchers de moustiques préserverait leur efficacité en diminuant la pression de sélection de résistances associées. Cela permettrait ainsi de réserver l’utilisation des insecticides à des cas spécifiques d’urgence sanitaire et d’épidémie. Les deux approches de forçage génétique discutées dans cet avis en sont toujours à un stade précoce de développement. Les recherches en cours visent, notamment, à réduire l’évolution de résistances au forçage génétique, à élaborer un mécanisme de forçage génétique dont la propagation serait limitée, et à concevoir des outils capables de contrecarrer un forçage génétique existant. Des recherches sont également en cours sur les modalités d’évaluation des effets sur le long terme du forçage génétique sur les écosystèmes. A ce jour, le CS estime prématuré d’envisager une application de forçage génétique sur le terrain. Concernant l’objectif de modification de population, l’approche alternative exploitant la propagation de l’IP via Wolbachia est déjà expérimentée sur le terrain quand bien même les mécanismes d’IP restent mal compris. Le choix entre différentes techniques ou combinaisons de techniques de lutte devrait être guidé en fonction de l'objectif recherché, de la biologie et du comportement des vecteurs, du contexte épidémiologique, environnemental et socio-économique, incluant les ressources humaines et financières disponibles. Par cet éclairage sur les techniques de lutte émergentes basées sur des lâchers de moustiques, GM ou non, cet avis devrait permettre d’enrichir l’information sur les nouvelles options à disposition des pouvoirs publics, pour éclairer la prise de décision dans une approche de gestion intégrée de la lutte antivectorielle. L’intégration pratique de ces options à la palette d’outils de lutte actuellement utilisés, selon les contextes particuliers des différents territoires français, devrait mobiliser des connaissances complémentaires à l’expertise du HCB.
Origine | Fichiers produits par l'(les) auteur(s) |
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